Amiens. Rue Gresset. Sept. 1976. © Jean-Louis Crimon
© Jean-Louis Crimon
L'instant d'avant, il n'y a rien. Ce n'est rien. Juste une boutique fermée. Un panneau "Sens interdit". Des travaux devant la boutique. De curieuses planches jaunâtres posées sur la terre de la tranchée tout juste rebouchée. Pour éviter aux passants de mettre les pieds dans la boue les jours de pluie. Juxtaposition d'éléments disparates. Paysage urbain. Banal. Eléments de barrière en panneaux verts et ardoise. Porte cochère fermée. Rideau métallique fermé. Fenêtres fermées. Avenir bouché. Sens interdit. Comme le ciel. Les planches font un curieux clavier de bois. Clavier muet. Note tout en silence. Note qui dénote.
Un jeune homme aux cheveux longs traverse soudain le passage. Pantalon gris et blouson de cuir. Il est le personnage qui faisait défaut. L'élément humain qu'il me faut. Sans trop attendre. Faut tôt. Photo. Tout se met en place. C'est Mozart qui passe. Ou Vivaldi. Le jeune homme devient musicien italien. Cet endroit du quartier latin, un coin d'Italie. La petite boutique mérite sa musique. Avanti la musica. La photo chante. La photo m'enchante.
Tout s'est joué en moins de trois secondes. La photo, c'est un cadeau. Le photographe, un musicien. Musicien de la lumière. Des couleurs et des sons. La photo, c'est une chanson. Sans en avoir l'air. Faut juste que ça fredonne juste.
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" Il y a une fraction de seconde créative quand vous prenez une photo. Votre oeil doit voir une composition ou une expression que la vie elle-même vous offre, et votre intuition doit vous dire quand appuyer sur le bouton. C'est LE moment ! Si vous le ratez, il ne reviendra pas."
Je ne connaissais pas cette citation de HCB, Henri Cartier-Bresson, le jour où j'ai pris cette photo, mais je me souviens très bien avoir retardé au maximum le moment où je devais appuyer sur le déclencheur pour ne pas cadrer le visage de la passante, effacement indispensable à la mise en valeur de son épaule. Dans l'instant, j'ai su que c'était LA photo.
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Ce jour-là, je viens de quitter mes boîtes de bouquiniste du Quai de la Tournelle et je remonte vers Saint-Michel en saluant deux ou trois collègues Quai de Montebello. Sans vraiment l'avoir décidé, je bifurque sur la droite où mes pas m'entraînent et je prends le Pont de l'Êvéché. Soyons modeste, c'est le Pont qui me prend. Pour m'offrir le plus beau des cadeaux. Mise en scène ou mise en Seine, peu importe. Juste le temps de cadrer juste. De déclencher deux fois. Avant de quitter la scène et le Pont.
La vie, ma vie, est souvent comme ça. HCB, tu n'en reviendrais pas, instant décisif ou instant dérisoire, la quête est parfois conquête. Impossible de manquer cet instant-là.
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