Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
21 juillet 2022 4 21 /07 /juillet /2022 08:57
Nancy. Hôpital Maringer. 11 Sept. 1936. Acte de décès de Francesco Zanda. © DR

Nancy. Hôpital Maringer. 11 Sept. 1936. Acte de décès de Francesco Zanda. © DR

 

Les archives de l'hôpital Maringer de Nancy ont gardé trace de ta mort. Ma mère Juliette, ta fille, ne l'aura jamais su. Morte elle-même avant que cette information nous parvienne. Un ami d'un ami, intéressé par ma quête et mon enquête, a découvert en juillet 2017, dans les archives de l'hôpital Maringer, gardées aux archives départementales de Meurthe-et-Moselle, ton acte de décès. Acte de décès en bonne et due forme, avec cette dimension à la fois précise et laconique de ce genre de document.

Tu es mort des suites d'un accident au fond de la mine. Le nom de la mine n'est pas mentionné. Je découvre ta date d'entrée à l'hôpital : 4 avril 1935. Suit la date de ta mort : 11 septembre 1936, avec cette précision sinistre, l'heure de ta mort : Dix heures dix.

Sous la rubrique "Genre de maladie", quelqu'un a indiqué : Ostéite Bacillaire, amputation.

 

Un an et cinq mois d'hospitalisation. L'ostéite est une inflammation du tissu osseux, causée par une infection bactérienne. Gangrène sans doute. Amputation. 

Je me demande qui venait te voir durant cette année presque et demie d'hôpital, qui te rendait visite, qui prenait des nouvelles de ta santé. La Direction de la Mine où tu as eu cet accident ? Des copains mineurs ou manoeuvres de fond comme toi ? Des Italiens ? Dix-sept moi d'hôpital, c'est terriblement long. A quel moment les médecins ont-ils pris la décision de te couper la jambe ? On ne sait même pas de quelle jambe il s'agit ? Jambe gauche ou jambe droite ? Précision dérisoire. 

 

La dernière ligne de ton acte de décès est cruelle. En face de la mention " Avis donné à..." est indiqué : "Sans famille en France".

"Sans famille en France", quatre mots qui passent sous silence l'existence de tes deux enfants nés en France, ton fils, François Zanda, né le 13 décembre 1929, et ta fille Juliette, ma mère, né le 2 août 1928. " Sans famille en France", quatre mots qui oublient les deux mères de ces deux enfants. Berthe Leloup et Janne Bourgeois. Berthe Leloup, mère de Juliette, ma mère, qui ne s'appellera jamais Zanda. Jeanne Bourgeois, mère de François Zanda, ton fils, lui, reconnu par toi. 

 

© Jean-Louis Crimon

Partager cet article
Repost0
20 juillet 2022 3 20 /07 /juillet /2022 08:57
L'Est Républicain. L'annonce de la mort de Francesco Zanda. 13 septembre 1936. © Jean-Louis Crimon

L'Est Républicain. L'annonce de la mort de Francesco Zanda. 13 septembre 1936. © Jean-Louis Crimon

 

Trois semaines de recherche en ce mois de juin 2017, des enthousiasmes fous, des déceptions identiques, des doutes, de rares certitudes, des idées de renoncement, l'envie de tirer un trait définitif sur ce passé trop longtemps enfoui, la tentation de l'abandon, mais à chaque fois la certitude de devoir aller jusqu'au bout, et puis, cette fois, l'idée lumineuse de passer par la presse locale et régionale.

L'Est Républicain, Dimanche 13 septembre 1936. 7ème édition. Rubrique Etat-Civil... ton nom, ton âge, et ton métier. Une ligne, une seule ligne, pour tirer ta révérence définitive.

 

Décès. François Zanda, 40 ans, mineur, à Bonvillers-Mont. (M.et M.)

 

40 ans en 1936, comme tu es né en 1896, ça colle parfaitement. Mineur, c'est bon, c'est ton métier. Donc c'est toi.

Même si ton prénom a été francisé, c'est bien de toi dont il s'agit. Francesco Zanda, mineur, il n'y en pas légion dans la région. Sûr, c'est ton nom. Donc tu es mort en septembre 1936. Pas en août 1928. Découverte fondamentale. Mieux : fondatrice. Cette fois, je vais vraiment pouvoir écrire l'histoire. Ton histoire.

 

Il me fallait savoir, si oui ou non, le 2 août 1928, il y avait eu un accident mortel à la mine, et si, toi, Francesco Zanda, tu avais été parmi les morts. Or, il n'y a pas eu de morts à la mine de Joudreville, le 2 août 1928, cela je le savais depuis les années 70, quand j'avais fait cette lettre au Directeur de la mine et que sa réponse avait été immédiate et sans ambiguïté, laissant Juliette, ma mère, perplexe. Soudain profondément triste. Nous n'en avons, elle et moi, jamais plus parlé. Près de quatre-vingt dix ans plus tard, la réponse est donnée. Définitivement. Pas gênant. Ma mère est morte depuis trois ans. Sans doute mieux pour elle de ne pas savoir, de n'avoir jamais su.

 
Je relis ma lettre du 1er Juin dernier et je souris devant ce romantisme naïf qui m'anime alors :
 

Au sud du Sud, une île italienne, la Sardaigne. Qu'à cela ne daigne. La Corse est bien une île française. Un village de montagne. Une année : 1896. Un jour et un mois de naissance : 8 mars.

J'ai voulu refaire le chemin qui a dû être le tien. Je suis venu remettre mes pas dans tes pas. Point de départ : le village. Ton village. Ce village qui s'appelle toujours Fluminimaggiore. Littéralement, textuellement, "Flumini majeur". Fluminimaggiore. Tout près de Buggerru, là où il y a la mine. Une mine riche en minerai de plomb et de zinc. Destin tout tracé des enfants des pauvres gens. Paradoxe sublime : du Flumini majeur partaient, à pied, des bataillons de mineurs. Dans le double sens du terme. Aucune autre alternative pour une existence humaine de ce temps-là. Pas de mode majeur. Même en étant né à Fluminimaggiore. Condamné, dès l'enfance, à 7 ou 8 ans, à vivre sa vie en mode mineur.

De ta famille, tu ne nous as pas dit grand chose. Ta vie, très brève, trop brève, ne t'en a pas laissé le temps. Ton passage terrestre t'as juste laissé le temps de laisser deux enfants. Deux filles. Une Sarde. Maria. Une Française. Juliette, ma mère. Que tu abandonnas le jour de sa naissance. Mort le jour-même de sa naissance. Mort le jour où ta fille française est née. Selon la mère de ma mère, ma grand-mère. Berthe Leloup. C'est ma mère qui me l'a dit. C'est ma mère qui m'a dit que c'est ce que sa mère lui avait dit. Une fois pour toutes. Pour ne plus avoir à en parler. Elle devait se faire à l'idée. Elle ne connaîtrait jamais son père. Ne porterait jamais son nom. On ne porte pas le nom d'un mort. Ne s'appellerait jamais Zanda de son vivant. Seulement à sa mort. Ayant, elle-même, pris soin de faire graver, de son vivant, le beau nom de Zanda sur sa tombe. Morte Juliette Crimon sur la petite plaque de cuivre clouée sur son cercueil, mais gravée Juliette Zanda sur sa tombe.

 

Toi, mon grand-père trop longtemps inconnu, agitatore des grèves sardes ou mosellanes, tu n'es pas mort le 2 août 1928, comme la légende familiale le prétendait. Pieux mensonge inventé par Berthe Leloup, ma grand-mère maternelle, pieux mensonge repris et transmis comme vérité première par sa fille, Juliette, ma mère. Légende familiale prise pour argent comptant. Pendant presque 90 ans. Secret de famille bien gardé jusqu'à ce que l'idée stupide me reprenne de vouloir savoir si j'ai vraiment du sang sarde qui me coule dans les veines.

 

Je ne sais plus qui a dit : La lumière ne se fait que sur les tombes.

 

 

© Jean-Louis Crimon

Partager cet article
Repost0
19 juillet 2022 2 19 /07 /juillet /2022 08:57
L'Est Républicain. 2 Novembre 1932. Page 4. © Jean-Louis Crimon

L'Est Républicain. 2 Novembre 1932. Page 4. © Jean-Louis Crimon

 

En fait, grand-père Zanda, tu n'es pas mort le 2 août 1928 puisque tu as eu un fils en 1929. Ton fils. Je viens d'en découvrir l'existence, d'une façon tout à fait fortuite. Un bel article en page 4 de L'Est Républicain, en date du mercredi 2 novembre 1932. La relation d'un fait-divers. Un fait-divers qui, pour une fois, ne fait pas diversion. Bien au contraire. La vérité sort de la bouche des enfants. D'un petit enfant de trois ans qui traverse la rue imprudemment. Un jour de l'année 1932. Un mercredi de début novembre.

 Quatre-vingt cinq ans plus tard, un jour de l'an 2017, par pur hasard, la vérité éclate. Francesco Zanda a eu un fils. Après sa fille Juliette, conçue avec Berthe Leloup. Un fils prénommé François, comme son père, François Zanda. Conçu avec une autre mère, Jeanne Bourgeois. Né en 1929, juste après ta fille, Juliette, née en 1928. Un fils qui devait être un petit gamin très turbulent, sinon très imprudent. Mais lisons d'abord l'article dont François Zanda, garçonnet de 3 ans, est le héros.

 

" Un enfant est renversé par une auto. — La semaine dernière, un automobiliste se dirigeant vers Murvilie, arrivait à proximité des premières cités de Bonviilers, quand il aperçut plusieurs enfants qui jouaient sur le côté droit de la route, sens de la marche, et un troupeau d'oies qui tenait la gauche; quelques mètres plus loin, un deuxième troupeau venait à droite. L'automobiliste, afin de prévenir les enfants de son approche, actionna son appareil avertisseur et prit légèrement sa gauche pour les doubler. Au moment où il passait à la hauteur du groupe formé par les bambins, l'un d'eux, un garçonnet de 3 ans, le petit Zanda François, traversa la chaussée en courant et un deuxième suivit. Ne pouvant passer derrière le premier, par crainte de heurter le second, le conducteur donna un brusque coup de volant à gauche et les deux roues avant de sa voiture allèrent tout doucement dans le fossé; à ce moment, il ressentit un léger choc provenant de la droite du véhicule et s'arrêta aussitôt. Descendant immédiatement, il se porta au secours de l'enfant Zanda, qui avait dû être touché par le marchepied, et le releva; l'enfant fut ensuite emmené au domicile de la personne qui le garde. L'automobiliste fit appeler un docteur et, en attendant son arrivée, l'enfant fut soigné par l'infirmier de la mine de Murvilie. Le petit blessé porte des contusions multiples sur les deux jambes et une large plaie à la tête; le docteur a jugé son état sans gravité, sauf complications. Grâce à la prudence et à l'allure modérée à laquelle roulait l'automobiliste, cet accident n'aura aucune suite fâcheuse; mais il serait utile que les mamans surveillent de plus près leurs enfants, surtout les tout petits."

 

En fait, grand-père Zanda, toi qui as reconnu ton fils, François, et laissé à ta fille, ma mère, le statut d'enfant naturelle, pour ne pas dire -horrible expression - d'enfant "illégitime", de bâtarde, jusqu'à ce qu'un aure Italien, Francesco Filippin, la légitime en épousant Berthe Leloup, toi qui as abandonné ta fille Sarde, Maria, et ne l'a jamais revue, ni sa mère, peut-être que tu n'aimais pas les filles, même si tu adorais les femmes, leurs mères... Surtout leurs mères. Auxquelles tu faisais, une fois par an, le cadeau d'un enfant. Trois femmes, trois mères, une Sarde et deux Françaises. Trois enfants, deux filles et un garçon.

 

Francesco Zanda n'est pas mort le 2 août 1928, comme ma mère l'a cru sa vie entière. Mensonge, pieux mensonge de sa propre mère, Berthe Leloup.

Francesco Zanda avait un fils, appelé François Zanda. Juliette, ma mère, n'a jamais su qu'elle avait un demi-frère. Reconnu, lui, tout à fait officiellement, par son père. Juliette, ma mère, n'eut pas cet honneur-là.

 

La vérité sort parfois de la bouche des enfants. Quand ils traversent la rue imprudemment et qu'ils se retrouvent dans la page des faits-divers. Mémoire de papier journal. Pas banal. Comme aurait dit Juliette, ma mère, qui adorait ponctuer tout évènement ou tout récit de cette façon-là.

 

 

© Jean-Louis Crimon

Partager cet article
Repost0
18 juillet 2022 1 18 /07 /juillet /2022 08:57
Bouligny. Le Mémoire de Maîtrise de Marie-Danielle Harbulot. Juin 1977. © Jean-Louis Crimon

Bouligny. Le Mémoire de Maîtrise de Marie-Danielle Harbulot. Juin 1977. © Jean-Louis Crimon

 

« Bouligny, ses mines, ses cités », le titre du Mémoire soutenu, en Juin 1977, par Marie-Danielle Harbulot, me touche plein cœur. Ma mère, Juliette Leloup, fille de Berthe Leloup et de Francesco Zanda, est née le 2 août 1928, à Bouligny. Nouveau clin d'œil du destin.

 

Ce Mémoire, dirigé par François ROTH, Professeur à l'Université de Nancy II, comporte cinq chapitres en 130 pages de texte et de tableaux statistiques. Un beau travail universitaire motivé, - précision de son auteur dès l'Introduction - par des "attaches avec ce département de la Meuse". Joliment dit. Discrètement dit. C'est toujours agréable de savoir que les objets d'études sont rarement des exercices de style désincarnés.

Ces attaches d'une étudiante de l'année 1977 avec ce département de la Meuse et avec son pays minier, je les partage bien volontiers. Je me sens pays avec Marie-Danielle Harbulot que je ne connais pas et que je n'ai jamais rencontrée. Son Mémoire - pardon, c'est facile, mais tellement tentant- est une "vraie mine" pour moi. J'y apprends tout ce que je ne savais pas :

 

Que Bouligny, village de 318 habitants en 1901, devient dans les années 30 la quatrième agglomération du département de la Meuse, après Bar-le-Duc, Verdun et Commercy.

 

Qu'avant la première guerre, et de 1919 à 1926, la population de Bouligny et les effectifs des mines augmentent fortement et qu'un grand nombre d'immigrants sont alors célibataires.

 

Qu'en 1924, sur un total de 11.768 mineurs, 25 % sont Français, 63 % sont Italiens et 6% sont Polonais. 6% sont de différentes autres nationalités. (Rapports annuels du Service des Mines).

 

Que 28.000 hommes se font inscrire sur les registres matricules des deux mines de Joudreville, entre 1906 et 1945.

 

Qu'on appelle "Les Grandes Grilles" les maisons - assez austères- des cadres et la spacieuse demeure du Directeur de la mine.

 

Que les "Grandes Grilles" ont été volontairement construites à l'opposé des cités ouvrières. Que ça se voit très clairement sur le plan en page 74.

 

---------

 

La Conclusion de Marie-Danielle Harbulot, page 109 de son Mémoire, est à la fois touchante et désespérante. "Trop d'archives ont disparu... Trop d'études manquent". Je la reproduis in extenso :

 

" Depuis un demi-siècle, Bouligny a incomparablement enrichi son histoire; cette histoire reste à écrire : trop d'archives ont disparu ou ne nous ont pas été communiquées pour que cette monographie puisse rendre compte de toute la réalité. Trop d'études manquent pour que l'originalité de Bouligny puisse être affirmée à coup sûr : menée à l'échelon de tout le bassin de Briey, la comparaison des entreprises, du peuplement, des cités, des comportements politiques et syndicaux permettra peut-être, un jour, de fructueuses moissons. "

Juin 1977 - Juin 2017, 40 ans plus tard, on est en droit de se demander ce qui a bien pu être écrit, étudié et publié sur ce plan là. Une rencontre avec l'étudiante de 77 et son directeur de Mémoire serait précieuse pour mesurer le chemin parcouru ou à tout jamais abandonné.

 

Dernier arrêt sur image, si on peut dire, page 125 : après la partie Annexes et la partie Notes, je tombe sur une information de taille, bien au-delà de l'anecdote, discrètement mentionnée dans les Sources bibliographiques :
 
A la mine de Joudreville, (Bouligny), à propos des registres matricules du personnel  : la première embauche de chaque ouvrier. est consignée chronologiquement avec des annotations diverses.
 
Comme j'aimerais avoir accès à ces annotations diverses et pouvoir découvrir ce qui a été écrit en face du nom ZANDA, prénom Francesco, le jour de sa première embauche.
 
 
© Jean-Louis Crimon
Partager cet article
Repost0
17 juillet 2022 7 17 /07 /juillet /2022 08:57
"Saluti da Fluminimaggiore". Vincenzo, frère cadet de Francesco Zanda. Document Giuliana Zanda. © DR
"Saluti da Fluminimaggiore". Vincenzo, frère cadet de Francesco Zanda. Document Giuliana Zanda. © DR

"Saluti da Fluminimaggiore". Vincenzo, frère cadet de Francesco Zanda. Document Giuliana Zanda. © DR

Un jour, j'ai réalisé que nous n'avions aucune photo de toi. Tu es l'homme sans visage, sans apparence humaine, sans tombe, sans passé et sans futur. Tu n'as laissé aucune trace. Tu es le crime parfait d'un Dieu cruel.

Ce matin, je veux pour la énième fois rassembler le peu d'éléments que l'on possède de toi. Tu es né en 1896, le 8 mars, ça, c'est sûr, je l'ai vu de mes yeux vu, en avril 2017, sur le registre des naissances de l'état-civil de ton village de Fluminimaggiore. Ma fille Florence - ton arrière-petite-fille - m'a accompagné dans ce retour aux souces, en Sardaigne. Aux dires de ta fille, Juliette, ma mère, qui le tenait de sa propre mère, Berthe Leloup, tu es mort, dans ta trente-troisième année, le 2 août 1928, jour de la naissance de Juliette, ta fille. 2 août 1928, jour de ta mort dans un accident qui s'est produit au fond de la mine. 

 

Pas de photo de toi, enfant ou adolescent. Pas de photo de toi à la mine de Buggerru. Enfant au travail de tri des minerais. Adulte, devant la mine, avec ta lampe de mineur, ou au fond de la mine. Pas de photo de toi, en France, à Joudreville, à Bouligny ou à Piennes. En ce temps-là, je sais bien, pas de numérique et pas de selfie à tout va. Selfie, tu ne comprends pas ? Normal, mot venu de l'anglais. Il s’agit d’une photo de soi-même prise avec un appareil numérique, un téléphone portable ou une tablette, ou bien d’une photo de soi réalisée par webcam, mais photo prise par soi-même en retournant l’objectif vers soi. Impensable à ton époque où l'on devait vivre toujours tourné vers les autres.

La seule photo d'un Zanda, un Zanda de Sardaigne, un Zanda de Fluminimaggiore, qui est venue jusqu'à moi, c'est une photo de ton petit frère Vincenzo, prise en contre plongée. Ton frère semble très grand. Etiez-vous grands dans la famille ou bien est-ce que c'est la prise de vue qui le grandit démesurément ?

La personne qui a pris la photo a dû poser un genou au sol pour faire entrer dans le cadre le personnage du monument qui se trouve derrière ton frère. Un monument que l'on doit bien pouvoir identifier et situer. Cagliari peut-être. Tu vois, plus que jamais, le roman de la vie de Francesco Zanda ressemble à une enquête policière. Le fugitif que tu as été nous échappe même dans les plus simples évidences. Photo de ton frère Vincenzo, sans date, sans indications de lieu, sans légende. Ce qui renforce ta propre légende, mon cher grand-père inconnu.

 

 

© Jean-Louis Crimon

Partager cet article
Repost0
16 juillet 2022 6 16 /07 /juillet /2022 08:57
Mineurs de Buggerru. Musée de la mine. Avril 2017. © DR

Mineurs de Buggerru. Musée de la mine. Avril 2017. © DR

Un jour, c'est le grand jour. Le jour où je vais à Roubaix. Le jour où les microfilms des archives Nationales du Monde du Travail vont enfin - je l'espère vraiment- me révéler une part de la vérité. Cette part de vérité qui a dû s'écrire à Joudreville, Meurthe-et-Moselle, à la fin des années 20. 1920. Joudreville, près de Bouligny, de Piennes et de Briey. Mine de fer. Là où trois frères, Mario, Vincenzo et Francesco Zanda, se sont un jour fait embaucher. D'abord Francesco Zanda, l'aîné, avant ses deux frères cadets, Vincenzo et Mario. Francesco Zanda, toi, mon grand-père inconnu. Toi dont je ne sais presque rien. Juste une date et un lieu de naissance. 8 Mars 1896, Fluminimaggiore. Sardaigne.

Rien d'autre, sinon que tu serais mort en France, le jour de la naissance de ta fille. Ma mère. Ma mère qui ne s'appela jamais Zanda.

A Roubaix, le Bâtiment des Archives Nationales du Monde du Travail se trouve au 78, Boulevard du Général Leclerc. Ouvert au public de 9 heures à 17 heures, du mardi au vendredi.

Pour aller à Roubaix, d'Amiens, - je te vois sourire - ça prend plus de temps que pour faire Beauvais-Cagliari, en avion. Train Amiens : 8 heures 38, arrivée à Lille 9 heures 58. Trois quarts d'heure d'attente à Lille pour un autocar qui part à 10 heures 41 de Lille et qui arrive à Roubaix à 11 heures. Durée de l'expédition : deux heures vingt. Beauvais - Cagliari, avec Ryanair : décollage 12 heures 45, atterrissage : 14 heures 55. Durée du vol : deux heures dix.

Je vais noter dans la paume de ma main gauche les cotes du fonds Société Civile de Joudreville : 102 A Q. Dans les archives microfilmées, pas sûr de trouver les listes du personnel. Surtout des procès-verbaux de réunions du Conseil d'Administration. Procès verbaux qui pourraient avoir gardé trace des accidents à la mine. Par exemple, de l'accident du 2 août 1928. Le jour où tu es mort, Francesco Zanda. Le jour où ma mère est née. Mais de cet accident, pour l'instant, aucune trace.

Malgré tout, les archives de la Mine de fer de Joudreville, j'y crois. Je veux y croire. J'y crois... dur comme fer.

 

© Jean-Louis Crimon

Partager cet article
Repost0
15 juillet 2022 5 15 /07 /juillet /2022 08:57
Sardaigne. Fluminimaggiore. Mairie. Avril 2017. © Jean-Louis Crimon

Sardaigne. Fluminimaggiore. Mairie. Avril 2017. © Jean-Louis Crimon

Obtenir ton extrait d'acte de naissance n'a pas été très compliqué. Le secrétaire de Mairie a été charmant. Sensible à la démarche d'un petit-fils à la recherche de son grand-père perdu. Perdu depuis si longtemps. Pour ton certificat de décès, c'est une autre histoire. En fait, pour la Sardaigne, Francesco Zanda, tu n'es pas mort. Pour une bonne et simple raison : tu n'es pas mort en Sardaigne. Pas de tombe à ton nom dans le cimetière de Fluminimaggiore. Problème : pas davantage de traces de ta mort en France. Me suis dit que -beau clin d'œil post mortem- c'était la preuve que tu n'étais pas mort. Pas vraiment mort. Pas complétement mort. Que tu n'es jamais mort. Que tu es toujours vivant. Même si, compte tenu de ta date de naissance, tu aurais aujourd'hui plus de 120 ans. Très improbable, même en étant très résistant. 

 

Les cimetières ne sont silence qu'en apparence.

Il faut savoir lire les tombes, écouter les tombes.

Faire parler les tombes.

D'abord faire parler les vivants.

Les survivants.

Même si certains sont parfois muets comme des tombes.

 

Dans ton village habite toujours l'une des filles de ton petit frère Vincenzo. Vous aviez neuf ans de différence. Cette dernière descendante Sarde de la famille se prénomme Giuliana. Mon ami Franco Melas a essayé pour moi d'entrer en contact avec elle. Pas facile. Même si, de fait, on est de la même génération et si on a presque le même âge. Refus poli au téléphone. Pas de rendez-vous. La dame a dit non. Trois fois non.

Tout ce qu'elle a concédé, dixit Franco, a l'allure d'une fausse confidence très convenue : "Les seuls souvenirs que son père, Vincenzo, avait de son grand frère Francesco, ce sont des souvenirs qui remontent à son enfance, quand il avait 10 ou 12 ans. "

Mais quand Vincenzo avait 12 ans, Francesco, qui avait 9 ans de plus que son cadet, avait 21 ans. Devait travailler à la mine depuis longtemps déjà. Pas possible qu'ils n'aient pas parlé de la mine ensemble. Du travail d'esclave du mineur, au fond de la mine. Quatorze heures par jour. Des revendications des mineurs. De leurs luttes. Des premières grèves. Des manifestations. Des trois morts de Buggerro. En 1904.

 

C'est cette histoire là que je veux connaître.

Cette histoire là que je veux entendre.

Cette histoire là que je dois écrire.

En mémoire de mon grand-père inconnu.

A la gloire de mon grand-père inconnu.

 

© Jean-Louis Crimon

Partager cet article
Repost0
14 juillet 2022 4 14 /07 /juillet /2022 08:57
"Le Peuple", n° 3268. Mardi 24 Décembre 1929. © Jean-Louis Crimon

"Le Peuple", n° 3268. Mardi 24 Décembre 1929. © Jean-Louis Crimon

 

Je relis ce matin

le "quatre pages" du Peuple

journal de la CGT

sous-titré

Quotidien du syndicalisme 

 

Une brève

une simple brève

Une brève en Une

Brève datée

"Joudreville, 23 décembre, par téléphone"

 

Une douzaine de lignes,

pour dire que 

500 mineurs de fer

de la Mine de Joudreville

se sont mis en grève

ce matin du 23 décembre

 

Leurs revendications :

augmentation des salaires,

application de la journée de 8 heures

et disparition des heures supplémentaires

 

Le dernier paragraphe de la brève

précise que la grève

est conduite

par le syndicat confédéré de Bouligny

et par l'Union départementale de Meurthe-et-Moselle.

 

Titre on ne peut plus informatif et direct :

LES MINEURS DE FER DE JOUDREVILLE SONT EN GREVE.

 

Bien sûr,

contrairement à ce que j'espérais,

-très naïvement, je le reconnais-,

rien sur toi,

Francesco Zanda,

rien sur toi, 

l'agitatore,

rien sur toi,

le mineur Sarde militant.

 

Sûr pourtant,

que si tu es toujours vivant,

en ce 23 décembre 1929,

tu dois être du côté des grévistes.

Carrément le leader du mouvement.

Oui, sûrement.

 

© Jean-Louis Crimon

Partager cet article
Repost0
13 juillet 2022 3 13 /07 /juillet /2022 08:57
Piennes. La Mourière. Mineurs du fond. 1er Groupe. 1927. © Mémoires familiales des mineurs de fer Lorrains.

Piennes. La Mourière. Mineurs du fond. 1er Groupe. 1927. © Mémoires familiales des mineurs de fer Lorrains.

 

Sûr que tu es sur la photo,

mais où ?

Faudrait qu'au verso

quelqu'un ait noté

tous les noms, tous les prénoms, 

et que cette photo

annotée

ait traversé le fleuve du temps jusqu'à nous

 

De la mine de fer de Buggerru, Sardaigne,

à la mine de fer de Joudreville ou de Piennes, 

jusqu'à la mine de La Mourière, de Bouligny ou d'ailleurs

 

C'est écrit "Année 1927"

Forcément, tu dois en être.

Tes deux frères, Vincenzo et Mario t'ont sans doute déjà rejoint.

Si ça tombe, sur la photo, vous êtes tous les trois.

Ensemble 

Côte à côte

Toi l'aîné, au milieu,

Vincenzo d'un côté, Mario de l'autre.

Va savoir...

 

En même temps, vous n'avez peut-être pas tenus,

vous, les trois frères, 

vous, les trois Sardes,

à être immortalisés 

avec le premier groupe.

 

Il y a eu ce jour là quatre ou cinq groupes à poser devant l'objectif du photographe

venu officier à la demande du Directeur de la Mine.

Sans doute, à reculons, ou presque,

vous avez sacrifié au rituel social avec les mineurs du dernier groupe.

Mais comment savoir ?

 

Une petite croix au dessus d'une tête et,

au dos de la photo,

un nom, un prénom, une date...

Un indice, un signe.

 

L'homme au chapeau, qui sait, tout en haut...

Etais-tu plutôt casquette ou chapeau ?

Les Sardes sont-ils plutôt casquette ou plutôt chapeau ?

 

L'homme au chapeau, tout en haut de la photo,

impossible,

c'est le rang et l'étage de la Direction.

Les sous-chefs qui entourent le Patron.

Pas pour toi.

Toi qui n'est pas du rang des porions

Toi, forcément,

tu fais partie du "personnel du fond",

Donc, tu es,

forcément,

sur la photo.

 

Casquette,

ou nue tête,

encore une fausse piste,

pour toi, Francesco Zanda, tête nue,

toi, mon grand-père grandement inconnu.

 

 

© Jean-Louis Crimon

Partager cet article
Repost0
12 juillet 2022 2 12 /07 /juillet /2022 08:57
Lampes de mineurs. Musée de la Mine de Buggerru. Avril 2017. © Jean-Louis Crimon

Lampes de mineurs. Musée de la Mine de Buggerru. Avril 2017. © Jean-Louis Crimon

 

Dans la vie,

comme tout le monde,

j'ai eu droit à deux grands-pères

 

Un grand-père du côté de mon père,

le père de mon père

Un grand-père du côté de ma mère,

le père de ma mère

 

Un grand-père Crimon

Un grand-père Zanda

 

Grand-père Crimon que je n'ai pas connu,

mort des suites du gaz moutarde

qui lui a brûlé les poumons pendant la guerre

Grand-père Zanda que je n'ai pas connu,

mort à la mine

 

Grand-père Crimon, prénom Adrien,

mort en 1922, l'année où est né mon père

Grand-père Zanda, prénom Francesco,

mort en 1928, l'année où est née ma mère.

 

Pour l'enfant que j'étais,

la symétrie des destins

voulait dire que c'était normal

que les grands-pères meurent très tôt

 

meurent l'année même de la naissance de leur premier enfant

 

J'ai dû vivre au moins dix ans sur cette vérité-là

C'est seulement quand j'ai réalisé que les autres

avaient toujours leurs deux grands-pères

que j'ai compris l'injuste cruauté des destins.

 

Ce jour-là, je me suis juré de bien apprendre à écrire

A écrire comme un écrivain

Juré aussi de ne jamais oublier ma promesse

Dur durable désir d'écrire

 

Pour dire la vie de ceux que la mort a pris trop tôt

C'est pour ça que je me dois maintenant d'écrire

la vie de mon grand-père Sarde

la vie de Francesco Zanda.

 

© Jean-Louis Crimon

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Le blog de crimonjournaldubouquiniste
  • : Journal d'un bouquiniste curieux de tout, spécialiste en rien, rêveur éternel et cracheur de mots, à la manière des cracheurs de feu !
  • Contact

Recherche

Liens