Fluminimaggiore. Sardaigne. Une rue près de l'église. Avril 2017. © Jean-Louis Crimon
Une fois encore, j'ai repris l'histoire. Sans perdre courage, vingt fois sur le métier, j'ai remis mon ouvrage, ajoutant parfois, effaçant souvent, polissant sans cesse et repolissant d'autant, mais le résultat n'est pas à la hauteur de l'espoir. Cet espoir qui est le mien au départ. Au tout début de l'entreprise. Le récit s'écrit trop comme une leçon trop bien apprise. Je sais si peu de choses précises pour écrire la véritable vie de ce grand-père putatif. Francesco Zanda à la fois si proche et si lointain.
Si le récit est impossible, le roman s'impose. Mais le roman, c'est tout autre chose. Le roman, c'est une tout autre histoire. Me faudra bien l'écrire un jour. Puisque c'est à moi que la tâche incombe. C'est Ferré qui l'affirme : La lumière ne se fait que sur les tombes. Problème : dans cette histoire, dans mon histoire, il n'y a pas de tombe.
© Jean-Louis Crimon
Je t'écris du cimetière où ta fille Juliette, ma mère, a fait graver, de son vivant, sur le devant de la tombe qu'elle partage désormais avec mon père, Georges Crimon, son prénom et ton nom. Pour l’éternité, elle est enfin ce qu’elle a rêvé d’être toute sa vie : Juliette Zanda.
Ce beau nom que tu ne lui as pas donné, elle se l’est octroyé, effaçant pour cela son nom de femme mariée, pour prendre enfin ce qui aurait dû être sa première identité. Plus de nom d’épouse, la mort n’en sera pas jalouse. Identité première. Identité dernière.
Plus tard, le soir, accoudé au comptoir de l’unique endroit à boire du village, comptoir autrefois appelé, tu t’en souviens, le zinc, je me repasse le film de ta vie, trajectoire éclair dans un temps qu’on pensait immobile. Ce temps où c’était le zinc de Sardaigne qui coiffait les toits de Paris et qui habillait les comptoirs des bars et des estaminets. Les couvreurs-zingueurs fignolaient les pliures et les soudures du comptoir aussi parfaitement que les membrons et les entablements des toitures. Le membron sert d’ourlet à la toiture et protège des ruissellements de pluie et des inondations. Parfait aussi pour le rebord du comptoir du bistrotier ou du cafetier. Prendre un verre ou boire une bière sur le zinc est entré dans les habitudes langagières autant que dans les coutumes sociales. Même si, en fait, le matériau utilisé pour faire les dessus de comptoir d'un Bar ou d'un Bistrot, sera plutôt, au tout début, un mélange de plomb et d'étain fondu.
Sur le zinc, tiens, j’aurais bien pris un café avec toi, mon grand-père inconnu, ou un verre de vin, dans un de ces verres anciens où le fond épais fait loupe. A la loupe de nos verres à pied, on aurait scruté les chemins creux de ton enfance de fils de chevrier et de sabotier. Tu m’aurais parlé de ton père Antioco et de ta mère Rosa. De tes frères Vincenzo et Mario. De ta petite soeur Maria.
Je t’aurais montré mes premiers poèmes, mes préférés, les raturés. Mes premières ratures. Tu m’aurais sans doute dit sans rire : " Lis tes ratures". Je t’aurais parlé de mon petit vélo rouge, cadeau de mes parents pour mes dix ans. Je t’aurais raconté comment un été, nous sommes partis en vacances près du village de naissance de ma mère, du côté de Bouligny, de Joudreville, et de Piennes, et comment nous avons parcouru durant de longues heures les allées de plusieurs cimetières à la recherche de ta tombe. De ton nom gravé dans la pierre, entre deux dates, celle de ta naissance et celle de ta mort. Recherches désespérément vaines qui débordaient de grosses larmes de vraie peine, ruisselant sur les joues de ta fille, ma mère.
Je t’aurais parlé aussi de mon enfance à moi, enfance souvent cruelle, trop pleine de moqueries et d’insultes à cause de mes yeux. Mes yeux de travers. Je t’aurais raconté le football quand on dribble les arbres ou lorsqu’on joue avec eux en frappant le ballon sur l’écorce, comme au billard.
Le verger que ma mère appelle la pâture, c’est notre terrain, notre Parc des Princes, notre Stade Auguste-Delaune. Nous y pénétrons en petites foulées, mon père et moi, après les travaux du soir au jardin. Short blanc et maillot rouge et blanc. Chaussettes rouges à parements blancs. Chaussures à petits crampons en cuir. Deux petites mi-temps de dix minutes chacune. Quelle que soit la saison. Même l’hiver, quand le terrain est tout blanc. « Sont fous avec leur foot, vont attraper mal ! », peste la mère que ça met en colère. Surtout les soirs glacés, quand c’est la neige qui éclaire le terrain, car le verger n’est pas équipé pour les matchs en nocturne.
J’aurais aimé que tu me fasses vivre les chants polyphoniques des bergers Sardes, que tu m’expliques comment le choeur des hommes reprend la première phrase du leader et pourquoi ils ont la main droite sur l’oreille quand ils chantent a cappella. Simple mélodie reprise par tous, a cuncordu, improvisation poétique chantée, chant de travail, chant de fête, berceuse ou chant funèbre, compétitions poétiques de plein air, dans les villages. Tu devais être un bon chanteur. Tu devais être une bonne voix. Une voix des quatre voix du canto a tenore. Quatre voix appelées basse, contra, mesu oche et oche, basse, contre, voix moyenne et voix.
J'aurais aimé que tu m'aides à trouver ma voix.
© Jean-Louis Crimon
Locomotive électrique AEG dans la Mine de Murville, à Mont-Bonvillers, vers 1928. Collection Claude Marmoy.
Retour au fond. Au fond de la mine. Pour mieux saisir le fond de l'histoire. Sur cette photo datée "vers 1928", je me dis que l'un des mineurs se prénomme peut-être Francesco. Que son nom, c'est peut-être Zanda. Que tu es là, au fond de la mine de Mont-Bonvillers, toi, mon grand-père inconnu.
La légende met l'accent sur la Loco : Locomotive électrique AEG dans la Mine de Murville, à Mont-Bonvillers, Photo prise vers 1928. Carte postale de la collection Claude Marmoy. Rien sur les hommes, rien sur les mineurs qui entourent la machine. La machine a une identité. On la définit par ses initiales : AEG. Les mineurs, eux, n'ont pas droit à leurs initiales. Je cherche FZ, mais je ne trouve pas. Personne n'a eu l'idée d'écrire au dos la photo, les initiales des mineurs photographiés.
Pourtant, je me dis que toi, Francesco Zanda, mon grand-père inconnu, plus inconnu que jamais, tu es forcément sur cette photo. Mont-Bonvillers, c'est le nom de la commune qui est indiquée à la rubrique Etat Civil de L'Est Républicain du 13 septembre 1936.
Décès. François Zanda, 40 ans, mineur, à Bonvillers-Mont. (M.et M.)
Depuis le 1er juin 2017, j'ai tout fait pour essayer de retracer ta vie, ton parcours, ton chemin. En avril déjà, j'avais tenu à me rendre dans ton village natal de Fluminimaggiore, en Sardaigne. Pour y recueillir ton acte de naissance. Pour essayer de réconcilier ma naissance Picarde avec ta naissance Sarde.
Sardaigne que tu as dû quitter dans la deuxième moitié des années vingt. Pour l'Est de la France. Pour mourir à la mine. Ton décès est " acté " à Nancy. Pas le 2 août 1928, jour de la naissance de ta fille Juliette, comme le prétendait la légende familiale. Tu es mort huit ans plus tard. Le 11 septembre 1936. Sans doute des suites d'un accident à la mine. Berthe Leloup n'a menti qu'à demi. Ou Juliette, sa fille, ma mère, a réécrit l'histoire. D'année en année. Pour mieux se faire à l'idée. A l'idée du père qu'elle ne connaitrait jamais. L'absent qui s'est, un beau jour, définitivement absenté.
En Sardaigne, à Fluminimaggiore, Giuliana, la fille de ton frère Vincenzo, ne veut rien dire. Ne veut rien dire de ce temps-là. Trop loin pour elle. Trop loin pour accepter de partager des souvenirs. Pourtant, on a presque le même âge.
En Sardaigne, à Sassari, Graziella Pulina, celle qui a partagé pendant plus de 50 ans la vie de ton fils François, semble tout autant inaccessible. Ses proches font barrage. Elle est la seule qui aurait pu me parler des souvenirs de France que ton fils, orphelin à 7 ans, par ta mort, en septembre 1936, aurait pu garder. Qu'il a dû partager tant de fois avec la femme de sa vie.
En Sardaigne, mon ami Franco ne ménage pas sa peine, ni son temps, mais le temps, sans doute, a fait son œuvre, cher Francesco Zanda, et chaque jour qui m'éloigne davantage de toi me rapproche tout autant de toi. Dans la mort, la mienne, un jour, forcément, je te rejoindrai, et je saurai, - peut-être -, même si je ne crois à rien de cet au-delà inventé par des hommes craintifs, terrifiés comme de vieilles femmes devant l'immensité de l'éternité. Inconsolables face à ce parcours terrestre bien trop court pour donner un sens à une vie qui n'en a - peut-être - pas.
Pour l'instant, toi, mon grand-père inconnu, d'ici-bas, je te salue.
© Jean-Louis Crimon
Archives Départementales Meurthe et Moselle. 1932-1940. Piennes. Cote 1520 W 214. © Jean-Louis Crimon
Dernier rebondissement dans cette quête que je rêvais conquête. Tu es mort, mais tu t'enfuis encore. Aucune des communes, toutes contactées une à une, n'a trace, dans son Etat-Civil, d'un acte de décès à ton nom. Comme si toi, grand-père inconnu, tu t'évertuais, là où tu n'es plus, à te rendre plus inconnu encore. Chaque mairie concernée, Mont-Bonvillers, Bouligny, Briey, Piennes, Landres, Murville... fait invariablement la même réponse, par mail, par lettre, parfois par téléphone : Aucune trace dans nos registres d'un acte de décès au nom de votre grand-père. Cherchez ailleurs. Cherchez encore. Vous finirez bien par trouver.
Pas d'acte de décès. Pas de décès acté. Pas de décès officiel. Pas de décès officialisé. Pas de tombe à ton nom. Pas de cimetière où serait ta tombe. Pas de pierre tombale. Pas de nom gravé dans le marbre. Pas de marbre. Pas de pierre au pied d'un arbre.
Dans les Archives Départementales de Meurthe et Moselle, désormais accessibles sur la planète internet, la lecture des tables de successions et absences - incroyable intitulé - révèle entre les lignes une sinistre réalité : si pas d'actif, si pas d'argent, si pas de famille en France pour payer les frais d'enterrement, pas d'enterrement, pas de cimetière, pas de tombe. Seul avenir : la fosse commune. Fosse commune pour le grand-père hors du commun. Je n'arrive pas à me résoudre à cette réalité. Si tu n'es mort pour personne, s'il n'y a pas de tombe à ton nom, si tu n'as même pas eu droit à ce petit monticule de terre qu'une femme ou un fils fleurissent de temps en temps, à Pâques ou à la Toussaint, si tu n'es plus rien pour personne, quand tu meurs, la fosse commune devient ton unique et ultime destin. Ta seule fin funeste. Comme ton voisin de trois lignes au-dessus, dans les tables de successions et absences, qui a droit, lui, à ce commentaire aussi cruel que transparent : Sans actif apparent. Sans actif et sans parent. Sans actif et sans famille, sans proches, sans amis, sans camarades pour te construire une dernière demeure, très probable alors que le mort finisse à la fosse commune. Carré de terre pour les sans ressources pour qui personne ne consentira à délier bourse. Sans ressources appelés aussi indigents. Pauvres gens.
Pour la ligne qui te concerne, Monsieur Zanda, dans cette page 203 des tables alphabétiques de successions et d'absences, après ton nom, ton prénom, ton métier, ton âge, au-desssus de l'inscription Mont-Bonvillers, on peut lire cette mention manuscrite : " + à Nancy ".
"+ à Nancy", indication faussement sibylline. Classique petite croix, synonyme de "décès" en généalogie. Donc, cette fois, c'est sûr, je suis sûr, j'en suis sûr : Francesco Zanda, tu es mort à Nancy. Mais où es-tu enterré ?
Mourir à 40 ans, à Nancy, quand on est mineur à Joudreville ou à Mont-Bonvillers, ce ne peut être qu'à l'Hôpital où l'on a dû t'admettre, sans doute après un accident à la mine. Oui, tu as été transféré à l'Hôpital de Nancy, et sur le registre est indiqué le nom de la commune où tu es domicilié, Mont-Bonvilliers, qui se chargera d'annoncer ton décès au correspondant local de L'EST RéPUBLICAIN. Annonce de ta mort qui figurera dans le journal du 13 septembre 1936.
Francesco Zanda, illustre inconnu grand-père, mineur de mine de fer, tu n'es pas en enfer. Crois-moi, croix de bois, croix de fer, je veux te construire un tombeau. Un tombeau de mots. Ce sera le plus beau.
© Jean-Louis Crimon
Acte de naissance de Juliette, ma mère, fille de Berthe Leloup, sans mention du père. © Jean-Louis Crimon
Quand je commence, il y a plus de cinq ans, cette Longue Lettre à un grand-père inconnu, je ne sais pas où cela va me conduire. J'ai une vague idée du roman que je veux un jour écrire. J'avais cru, enfant, comme ma petite sœur et mon petit frère, à cette histoire tragiquement belle, toujours si bien racontée par ma mère, de la mort de ce père, venu de Sardaigne, mineur dans une mine de fer, ce père mort le jour-même de sa naissance. Parfois, notre mère parlait d'un coup de grisou. Parfois de la mine de fer de Joudreville. Problème : il n'y a pas de grisou dans les mines de fer. Pas de coup de grisou possible. Les mines de fer ont d'autres types d'accident. Accidents mortels moins souvent que dans les mines de charbon. Pour nous, la mort du grand-père venu de Sardaigne pour fuir Mussolini et gagner sa vie à la mine, était plus que crédible. Elle était vraie. Véridique. Authentique. On y croyait... dur comme fer.
Avoir découvert, - par hasard - que Francesco Zanda avait survécu à la naissance de ma mère et qu'il avait eu un fils avec une autre femme que Berthe Leloup, ma grand-mère, avoir compris qu'il avait abandonné, sans doute à la naissance, et la mère et la fille, a quelque peu dégradé l'image que je me faisais de ce grand-père, militant syndical et politique. L'agitatore devenait seduttore. Pas le même combat. Pas les mêmes conquêtes. Mais ça ne se commente pas. Ça ne se juge pas. Même si ça me rend triste.
Sur l'extrait d'acte de naissance de ma mère, tout en bas, à gauche, est portée la mention "Légitimée par le mariage de Francesco Filippin et de Berthe Antoinette Leloup célébré à Bouligny le vingt-neuf septembre mil neuf cent trente-deux." Juliette a été, de fait, pour l'Etat-Civil, "illégitime", " enfant illégitime", pendant quatre ans. Du 2 août 1928 au 29 septembre 1932.
En 1932, son père, son père "naturel" vit avec une autre femme que sa mère, celle qui lui a donné un fils, François Zanda, né, lui, le 13 décembre 1929, à Piennes. Distance entre Piennes et Bouligny, lieu de naissance de ma mère : à peine 5 kilomètres. Francesco Zanda a très bien pu rendre visite à sa fille Juliette pendant 4 ans. Peut-être l'a-t-il fait ? En cachette. A l'insu de Jeanne Bourgeois, la mère de son fils François. Nul ne sait. Nul ne saura.
Aujourd'hui, je ne suis plus très sûr d'avoir envie d'écrire ce roman familial à la gloire du grand-père inconnu, apparemment plus fort en conquêtes féminines qu'en conquêtes salariales. Trois femmes et trois enfants, c'est assez déroutant. Bien loin de l'image de l'agitatore meneur de luttes sociales et de grèves radicales. Agitatore des cœurs féminins. Seduttore.
Me revient à l'esprit la formule de mon ami Enzo Barnabà :
" Un Sarde ne trahit jamais sa parole, sauf si..." En pointillés, à mi-voix, Enzo Barnabà a laissé entendre : "sauf si c'est la guerre ou sauf si c'est... l'amour."
La guerre, l'amour... L'amour, parfois, c'est la guerre... Ça dépend des femmes.
Forcément, c'est dans le "sauf si..." qu'il me faut trouver un sens à la vie de ce grand-père inconnu. Un sens à sa vie. Un sens à ma vie aussi.
© Jean-Louis Crimon
Un jour, voulant percer
le secret de l'origine filiale
idée saugrenue ou géniale
il me faut mettre
côte à côte
nos deux photos d'identité
Jeu fabuleux de coller ma photo gamin
à côté de ta photo à toi
Jeu des ressemblances
Comparaison du visage
Du passé le présage
Bon augure de la figure
Mêmes oreilles
Grand front pareil
Comme on se ressemble
Plus tard, beaucoup plus tard,
je trouve la solution
Trois lettres de ton nom
Dans Zanda,
il y a,
ça se voit à peine,
A D N.
© Jean-Louis Crimon