La photo a plus de soixante-dix ans. L'homme à la bêche, c'est mon père. Le petit enfant avec son petit seau, c'est moi. Je dois avoir moins de trois ans. Deux ans et demi, sans doute. Mon père doit avoir la trentaine. Né en 1922, le 16 Mai 1922, si la photo date de 1952, mon père est dans l'année de ses trente ans.
Selon le geste, la façon de tenir le manche de l'outil, je crois que nous plantons des pommes de terre. Chez nous, en Picardie, les pommes de terre, se mettent en terre, quand la terre a cessé d'être trop froide. Ce doit être avril ou début mai. C'est ma mère qui prend la photo. Elle a eu, d'instinct, l'idée de poser un genou en terre pour être au plus près de l'action. Ce qui évite d'écraser les personnages. Comme on le fait quand on prend la photo, debout, l'appareil à hauteur des yeux. Le petit enfant que je suis se trouve soudain grandi. A côté du géant qu'est le père. Le petit enfant devient un personnage important dans l'image. Tout est dans le cadrage. Les petites chaussures blanches et les chaussettes de l'enfant se retrouvent au premier plan, comme la terre et les souliers du père. Manque juste un regard. Mais le profil du visage du père est parfait. La minceur et l'élégance de l'homme, la façon dont les mains du travailleur manuel se saisissent de l'outil, ont la saveur exquise des images en noir et blanc des films d'autrefois. Cette perfection imparfaite du flou des instants que corrigera plus tard la netteté de la mémoire.
Souvent, je pense à mon père, au temps où nous plantions des pommes de terre et au temps des jardins, quand on faisait le tour du village en quête de travaux à faire. Mon père était le meilleur bêcheur à cinquante kilomètres à la ronde. Un jardin à faire, on lui faisait signe. Chaque soir de la semaine, il y avait un jardin différent à entretenir. Ne restait que le dimanche, pour notre jardin à nous.
Je relis "Verlaine avant-centre", roman rêvé d'une enfance qui ne fut pas de rêve. Chapitre 10. Page 117. J'aime beaucoup ce passage. Tout est dit et rien n'est dit. C'est beau et triste à la fois. Mais ce qui me rend triste éternellement, c'est de ne pas savoir si mon père a pu le lire avant de mourir ou pas. Si ça l'a fait sourire ou pas.
"Mon père pince la corde du cordeau comme une corde de guitare. Il tend l'oreille, écoute le son de la corde. Si l'accord est parfait, la corde bien tendue, on peut tracer la route, puis semer. Mon père laisse glisser les graines entre le pouce et l'index. Il ne faut pas semer trop dru. Mon père le sait. Il dit : qui sème trop dru récolte menu. Ensuite, on dame le sol avec le dos du râteau. Ça dessine de petits traits verticaux tout au long de la ligne semée. C'est beau à regarder comme un tableau de peintre abstrait. Un tableau peint au cordeau et au râteau, à même la terre. Dieu, s'il existe, sûr, c'est un esthète qui apprécie la peinture de mon père. En fait, mon père ne jardine que pour exposer les oeuvres qu'il ne prend pas le temps de peindre sur la toile et qu'il crée à fleur de terre, l'espace d'un dimanche matin, juste avant la messe."
Mon père est mort il y a plus de vingt ans. Mais quand je relis ces quelques lignes, il est vivant. Eternellement. C'est la force du roman.
© Jean-Louis Crimon
Verlaine avant-centre. Le Castor Astral. Janvier 2001.