Viré du Petit séminaire à la fin de ma sixième, en juin 1961, pour absence de vocation ecclésiastique et sans doute aussi pour absence de bons résultats, j'ai dû retrouver pour deux années scolaires, l'école primaire de mon village. "Qu'il prépare avec un bon instituteur le Certificat d'études primaires, qu'il l'obtienne s'il le peut, et qu'il apprenne un bon métier manuel", fut le verdict du Père Supérieur en forme de conseil à mes parents, plus désolés que moi de ce premier échec.
L'Instituteur, Monsieur Claude Hurdequint, nous conduisit, de bon matin, Francisco Quiroga et moi, dans sa propre voiture au Chef-lieu de canton, Villers-Bocage. C'est là que sur une journée entière, nous devions subir les épreuves écrites et orales de cet examen qui signerait la fin de nos études et l'entrée dans le monde du travail. L'époque n'avait alors pas encore inventé l'expression "vie active". Le certif', comme on l'appelait entre nous, devait sanctionner notre parfaite acquisition des connaissances de base : écriture, lecture, calcul mathématique, histoire-géographie et sciences naturelles.
Le certificat en poche se posa dès le lendemain la question de "Qu'est-ce qu'il va faire plus tard ?" L'usine aérospatiale, à une quinzaine de kilomètres de chez nous, me tendait les bras. On y recrutait des tourneurs-fraiseurs. Deux années de CET pour obtenir le CAP, et tu pouvais être embauché, souvent pour la vie entière. Sérieux de la formation et sécurité de l'emploi eurent vite fait de convaincre mes parents, ma mère surtout, mon père, travailleur de plein air, n'étant pas trop enthousiaste à l'idée de voir son fils enfermé à longueur de journée dans l'un des grands hangars de l'usine. Comme ça semblait être mon unique destin, je n'avais aucun avis à donner. A 14 ans, un fils devait faire confiance à ses parents.
Mon instituteur me sauva la vie une seconde fois, la première étant la bonne préparation pour le succès au certificat d'études primaires. De l'école à chez nous, il n'y avait que la rue à traverser. Pour parler football avec mon père, il la traversa un beau soir. En fait, il tenait surtout à finaliser mon inscription au Lycée Technique et l'orientation CAP de tourneur-fraiseur. Quelques mots aimables échangés sur les prouesses du Stade de Reims, équipe dont mon père était un supporter acharné, même si, lui, mon instituteur, était plutôt admirateur inconditionnel du Racing Club de Lens. Lens à une soixantaine de kilomètres de notre village, plus facile d'accès pour aller voir un match, en vrai, au Stade Bollaert. Très vite, la conversation football céda la place à la question de mon orientation pour la rentrée prochaine. Forcément, mon instituteur était en première ligne pour savoir qu'en plus de mon strabisme, je n'avais qu'un dixième à gauche, autrement dit que je ne voyais rien de l'oeil gauche. Tourneur-fraiseur risquait de faire du borgne un aveugle. Il y avait parfois des copeaux de métal qui sautaient en l'air dans l'atelier, et dans mon cas, un seul copeau dans l'oeil droit, celui qui voit, et leur fils ne verrait plus rien que des ombres, carrément non-voyant, aveugle quoi. Ma mère en trembla d'effroi. Tourneur-fraiseur n'était pas le bon choix pour moi.
Certain de l'efficacité de son argumentation avant même d'entrer chez nous, mon instituteur ne tarda pas à sortir de la poche de son veston la fiche d'inscription pour le Collège, et la classe de quatrième d'accueil, création spéciale et toute récente pour les "attardés" ou les "égarés" du certificat d'études. Deux ans après avoir été renvoyé du Petit séminaire, je réintégrais, grâce à mon instituteur, le Collège d'enseignement général, et j'échappais à l'usine. Le paradoxe m'amusa autant que le clin d'oeil du destin.
Sans avoir fait de cinquième, après un purgatoire de deux années à l'école primaire de mon village, je me retrouvais en classe de quatrième. Je ne me souviens pas avoir voulu en informer les curés et le Père supérieur du Petit séminaire catholique. La rédemption m'était octroyée par l'école laïque.
© Jean-Louis Crimon.