C'était un soir où René de Obaldia m'invita chez lui pour parler poésie et roman. Un vrai grand moment. Soudain, les cloches se sont mises à sonner à grande volée. D'une manière si joyeuse. René me dit que ce devait être l'annonce de la messe du soir. Poli, mais sceptique, je lui expliquai que mes nombreuses années d'enfant de choeur m'avait parfaitement éduqué l'oreille au décryptage instantané du langage des cloches. Cette fois, c'était un évènement autrement important que l'angelus du soir. René ouvrit la fenêtre. Il fut dans l'instant convaincu et s'exclama : Habemus papam.
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A même le trottoir, parmi d'autres ouvrages à la couverture arrachée, dans ce vide-grenier de village qu'on appelle dans cette partie de la Picardie "Marché à réderies", le livre ne donnait qu'une envie, d'ailleurs très bien exprimée par son titre "PARTIR..." Je me baissai pourtant, sans savoir ce qui m'attendait. Machinalement, je feuilletai le livre en mauvais état et quelle ne fut pas ma surprise de découvrir sur les deux premières pages un des plus beaux envois que je connaisse, une véritable lettre-confession de l'auteur à une destinataire amie, dont seul le prénom figure au début de cette étrange missive. L'auteur du célèbre Croix de bois, Roland Dorgelès, ne s'était manifestement pas contenté du service minimum de la signature genre "cordial hommage de l'auteur" ou encore "amicales pensées de l'auteur à sa fidèle collaboratrice". Lisons plutôt ce texte manuscrit, signé RDorgelès et daté Novembre 1932. Texte qui témoigne d'une réelle souffrance. D'un mal profond. Qui mériterait une véritable enquête pour comprendre ce qu'a pu vivre Dorgelès dans ce lieu, au début des années trente.
" A Georgette
A la très aimable et sympathique collaboratrice
A celle qui -malgrè tout- m'obligera à quelques regrets le jour où je quitterai enfin le milieu médisant, envieux et antipathique qui a nom "Vallauris"
en m'excusant de ne pas lui offrir le livre que j'avais primitivement prévu. (je n'ai pas résisté à l'attrait d'un titre bien court certes, mais ... composant du seul mot qui a occupé constamment mon esprit comme une véritable obsession pendant les mois de 1932 que j'ai passé à R......).
en la priant d'oublier quelques paroles vives et un peu trop dures qu'une sincérité primesautière ne suffit pas à excuser
en lui exprimant toute ma gratitude pour avoir été la seule dans le concert haineux de Vallauris à ne pas "hurler avec les loups" et avec l'espoir que le temps faisant son oeuvre on voudra bien s'apercevoir que j'étais beaucoup moins méchant qu'on l'a dit et - surtout - qu'on l'a pensé
et en lui demandant enfin de ne pas prêter une oreille trop sympathique à ceux qui après mon départ s'acharneront encore sur moi au lieu de m'oublier comme je veux oublier moi-même le mal qu'on m'a fait et surtout celui qu'on a voulu me faire.
Oublier !!! n'est-ce pas le secret de la vie quand on sait conserver quelques souvenirs heureux.
L'envoi est signé RDorgelès et il est daté Novembre 1932.
Le vendeur ne savait pas ce qu'il vendait. Tous ses livres étaient à cinquante centimes d'euros. Je n'ai pas marchandé le prix. Suis reparti de ce marché à réderies d'un village à l'Est d'Amiens,- Amiens où est né Roland Dorgelès- en me disant que vraiment, en Picardie, "marché à réderies", à une lettre près, c'est tout simplement "marché à rêveries". Le rêve n'a pas de prix. Parfois il est gratuit. Carrément cadeau.
© Jean-Louis Crimon