Contay. Cimetière catholique. 22 Mars 2009. © Jean-Louis Crimon
La dernière image. L'image que voit, si ça tombe, celui qui vient d'être déposé dans sa tombe. Image mentale qui semble monumentale. Un jour, je saurai. Le plus tard possible, si c'est possible.
© Jean-Louis Crimon
C'est le jour de ma communion solennelle, le jour du mauvais tour que m'a joué grand-père Maillet. Mon grand-père d'adoption. Mon vrai grand-père, grand-père Crimon, est mort très jeune. En 1922. L'année de naissance de mon père. Mort des suites du gaz moutarde de la première guerre mondiale. Gaz moutarde utilisé pour la première fois en Belgique, près d'Ypres, d'où son nom de gaz Ypérite. Terreur des champs de bataille. Même si, ont noté les historiens, ces gaz de combat n'ont été responsables que d'un petit nombre de morts. Petit nombre, tout est relatif : 90.000 morts sur les 10 millions de soldats tués dans la grande boucherie de 14-18.
Edouard avait donc épousé Edith, jeune veuve avec déjà deux enfants, Maurice, l'aîné, et Georges, le cadet, Georges qui sera mon père. Le jour de la communion solennelle, au beau milieu de l'après-midi, au moment où nous venions de regagner le choeur de la Cathédrale, grand-père Edouard, jusque-là irréprochable, ne se sentit soudain pas très à l'aise dans ses habits d'ouvrier. Pour la première fois de sa vie, la seule sans doute, Edouard eut honte de ne pas être comme les autres hommes, en impeccable costume croisé. Grand-mère Edith eut beau lui labourer les côtes de plusieurs coups de coude, rien n'y fit : Edouard était têtu, il ne bougea pas de son banc.
Ce qui devait arriver arriva. Je suis le seul petit séminariste à me présenter devant Monseigneur l'Evêque sans parrain de confirmation. Entorse scandaleuse au rituel sacré. Je suis le mouton noir au milieu du troupeau d'aubes blanches. Tremblant de toute mon âme, je m'avance quand même - que puis-je faire d'autre ? - vers monseigneur l'Evêque, assis sur son trône, la main droite posée sur la crosse d'or et d'argent, le regard d'une sévérité terrifiante.
- Et le parrain ? Où est le parrain ?
Mort de honte, j'esquive : Je ne sais pas. Peut-être qu'il n'a pas pu venir. Mensonge. Mensonge, et nouveau péché. Je suis à nouveau pécheur.
Placez votre main sur son épaule, lance alors l'Evêque au parrain de l'enfant qui me suit, dans la longue file indienne des aubes blanches. J'étais sauvé. Je bénissais le Ciel et la lettre C de mon nom de ne pas m'avoir placé en dernière position du cortège des Confirmants. Je trouvais géniale l'astuce de monseigneur l'Evêque, volant à mon secours, dans un réflexe aussi pastoral qu'inespéré. M'agenouillant, je baisais d'une piété redoublée son anneau d'or. J'allais pouvoir enfin lever la main droite sur le Livre Saint et dire à haute et intelligible voix la formule sacrée, cette formule déjà prononcée par une dizaine de mes camarades. Cette formule maintes fois répétée au cours de notre retraite préparatoire. Cette formule qui allait me faire entrer pour toujours dans la grande famille de Dieu.
Trop sûr de moi - péché d'orgueil - et, c'est vrai, un peu perturbé par le fait que grand-père Edouard n'ait pas tenu parole, et ne soit pas venu poser sa grosse bonne main d'ouvrier sur mon épaule, je clame le plus naturellement du monde, d'une voix claire et forte : Je jure fidélité à Satan et je renie Dieu pour l'Eternité.
Dans le regard de l'Evêque, je comprends que quelque chose d'anormal vient de se produire, quelque chose de grave qui n'était jamais arrivé auparavant. Mais pourquoi ? Pourquoi donc à cause de moi ? J'eusse souhaité mourir sur-le-champ, pour expier d'un seul coup ce qui devait être le plus grand des péchés mortels. J'essayais, dans un dernier sursaut, de rassembler mes faibles forces. J'étais désemparé, perdu, terrorisé, sans conviction devant l'irrémédiable - il y a diable dans irrémédiable.
En vain, je tentais de reprendre le bon ordre des deux phrases. Je m'évertuais à replacer Dieu au bon endroit, pour effacer l'horreur de ce que ma bouche venait de proférer. Je n'y arrivais pas. J'étais sans voix. L'erreur était impardonnable. Je ne méritais aucun pardon.
© Jean-Louis Crimon
Rue du Pré aux chevaux. Roman. (Pages 16,17 et 18). Le Castor Astral. 2003.
Beauté triste des tombes solitaires
Anonyme passant passé trépassé
Pensée pour toi de moi qui passe
Passant qui passant pense à toi
Même si je ne te connais pas.
Comme toi je passe où tu es passé
Fausse passe ou impasse
Avec ou sans pass', je n'sais pas
Un jour comme toi je passerai
Sans trop d'envie, de vie à trépas.
© Jean-Louis Crimon
A gauche, c'est la tombe de Tante Laure et de ses parents, tombe de la famille Dufour-Basserie. Laure Dufour, née le 7 février 1868, au temps de Napoléon III Empereur des Français. Laure qui avait 2 ans au moment de la guerre de 1870 et qui racontait souvent que les Prussiens vivaient dans la maison de ses parents et la faisaient sauter sur leurs genoux en chantant très fort des comptines enfantines en allemand. Ma Tante Laure a connu trois guerres contre les Allemands, guerre de 1870, guerre de 14-18 et guerre de 39-40 dont on sait bien qu'elle ne prend fin qu'en 1945. Deuxième guerre mondiale qui dure du 1er septembre 1939 au 2 septembre 1945. Six ans de guerre pour faire 60 millions de morts. Sans oublier les trois millons de blessés et les 30 millions de déplacés à cause des changements de frontières. Deuxième guerre mondiale que nous devons nommer seconde guerre mondiale, m'a dit ma Tante Laure, en bonne grammairienne, car deuxième implique l'existence de troisième. Si on dit deuxième guerre mondiale, c'est qu'on pense qu'il y en aura une troisième.
N'en déplaise à ma Tante Laure, en ce mois de novembre 2024, nous sommes des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers, à penser qu'il nous faudra désormais dire "deuxième guerre mondiale" puisque tout semble bien en place pour la troisième.
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Deux crucifiés pour une seule croix, je ne m'y ferai jamais, je crois. Un crucifié, c'est insupportable. Se recueillir auprès de cet homme sans cesse agonisant, prier pour lui, à genoux le plus souvent, en levant les yeux vers ses mains clouées, ses pieds cloués pareillement. Quel Dieu pervers a inventé pareille histoire et croire que ça nous ferait croire ?
Jésus fils de Dieu fait homme, faut voir comme ton père t'a si mal aimé. Au point qu'au moment fatal, tu lui as même balancé : Père, père, pourquoi m'as tu abandonné ? Eli, Eli, lema sabactani ?
Tu vois, j'ai bien appris ton catéchisme, mais très vite, m'en suis tenu au schisme. Au diable, la belle histoire du Fils éternel, le Fils sans péché, qui donne sa vie pour nous sauver, nous, les hommes, éternels pauvres pécheurs.
A 9 ans, mon petit seau d'eau bénite main gauche, le goupillon main droite, à chaque enterrement, dans mon aube rouge et blanche, je les voyais tous, un à un, défiler devant moi, pour bénir le cercueil de celui ou de celle qu'on allait mettre en terre et, dans leur regard, je cherchais l'étincelle de cette foi en la vie éternelle. En vain.
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Elle était belle ma lettre au Maire de Contay, simple et belle, mais à l'unanimité du Conseil municipal, ma demande d'achat d'un rectangle de quelques mètres carrés dans le cimetière où durant 7 ans, enfant de choeur je fus, a essuyé un unanime refus. C'était en mars 2019. Il y a plus de cinq ans. Depuis le Maire est mort et il a eu droit, lui à sa place dans le cimetière de Contay, ce beau cimetière où j'ai toujours rêvé d'être enterré un jour, mais où, moi, je n'ai toujours pas ma place.
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A l'attention de Gérard Boivin, Maire de Contay,
Courriel du 27/03/19 à 11:37.
Je n'ai pas retrouvé la photo de la tombe de ce petit frère, né et mort en 1950, né le matin et mort le soir, - c'est ma mère qui me l'a dit - mais j'ai retrouvé deux photos qui permettent de situer précisément l'endroit où la tombe se situait. Je vous les adresse en pièces jointes.
La tombe de Jean-Noël Crimon, une simple croix de bois et un monticule de terre, se trouvait à droite de la grande croix aux deux Christ, à l'extrémité de la petite allée, presque en vis à vis de la tombe de Tante Laure et de ses parents, la tombe Dufour-Basserie.
Il y a tout juste dix ans, en mars 2009, pas très loin de cet endroit, je m'étais fait photographier en position de gisant, juste pour rire, ou pour sourire, pas pour mourir. Juste pour voir si l'endroit me conviendrait pour mon "repos éternel". L'avantage - si l'on peut dire - de cet emplacement c'est que je peux apercevoir, au-dessus de la haie, à travers les troncs des peupliers, la maison qui fut la mienne autrefois, jusqu'à mes 14 ans, je crois.
Ne suis bien évidemment pas davantage pressé de mourir aujourd'hui, mais je tiens vraiment à régler ces petites formalités administratives maintenant pour ne pas en laisser la charge à mes enfants.
Je vous remercie donc de l'intérêt que vous pourrez porter à ma demande d'achat de quelques mètres carrés de terrain dans le cimetière communal de Contay, mon village presque natal.
Pouvoir retrouver "mon" village à la fin de mon parcours terrestre me semble en effet très moral et, au fond, une belle façon de mettre un point final à une vie que ma vieille maman, malheureusement plus de ce monde, aimait à qualifier de "pas banale".
Bien cordialement, avec mon amitié Contaysienne,
Jean-Louis Crimon
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Ma belle lettre ne reçut aucune réponse. Me fallut bien me résoudre à appeler plusieurs fois de suite, le soir, chez lui, le Maire, Gérard Boivin, qui faisait dire à sa femme qu'il n'était pas disponible ou plutôt pas disposé à me parler. Enfin, un beau soir, à la troisième ou quatrième tentative, il accepta de me prendre au téléphone. Je lui rappelais que quelqu'un de ma famille, mon petit-frère, Jean-Noël, avait été enterré dans le cimetière, en 1950, et que sans évoquer l'incontournable concession à perpétuité, c'était un signe de notre appartenance au villlage. Je lui rappelais aussi que nous avions fréquenté l'Ecole primaire de Contay, lui et moi, dans les mêmes années, à la fin des années cinquante, au début des années soixante, qu'à 10 ans, je traversais tout le village pour aller à la ferme de ses parents acheter notre lait, des oeufs et du beurre, que ça ne pouvait pas compter pour du beurre. Manifestement, l'homme que j'avais au bout du fil, n'était sensible ni à l'humour, ni à l'amitié, pas davantage à l'affection. Je lui rappelais enfin que sa femme, Marie-Claire, était ma voisine quand nous habitions, nous les Crimon, notre petite maison près de l'Hallue, la rivière du village, et que ses parents nous aimaient bien. René Cauet m'avait d'ailleurs offert, un jour au retour d'Arras, où il enseignait, un bel Atlas tout neuf dont il était l'auteur, lui, le professeur de géographie. Qui sait si mon désir d'être un jour grand reporter et de courir le Monde n'est pas né en apprenant, à 8 ans, le nom de tous les Pays et de leurs Capitales dans le petit Atlas écrit et composé par mon voisin Monsieur Cauet ? Mon dernier atout sombra plus bas que tout : j'évoquais mon premier roman, Verlaine avant-centre, et les pages où l'on peut ressentir tout l'amour que je porte à ce village de Contay, à ses lieux toujours sacrés pour moi, même à 70 ans, à la Butteresse, au Mont-Faÿ, aux Royales, à la Pierre d'Oblicamp, il me coupa net : Ton livre, on l'a pas lu, ajoutant : On lit pas tes livres, ici. Ce furent ses derniers mots et il raccrocha. Je ne m'en suis jamais vraiment remis. Il m'avait "tué" tout en m'interdisant d'être "enterré". La terre qui m'avait vu naître aux goût des mots de la nature et de l'écriture ne me reverrait jamais.
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Contay. La tombe de l'Abbé Chassaigne. Avril 2009. © Jean-Louis Crimon
Très près de la Grande Croix se trouve la tombe de l'Abbé Chassaigne, mort quand j'avais 6 ans. Pas de souvenir particulier de son enterrement : je n'étais pas encore enfant de choeur. J'ai dû le devenir à 7 ans, décision de la Tante Laure, notre voisine, qui était aussi la marraine de mon père. La Tante Laure qui était très pieuse et ne manquait jamais une messe ou une procession. Qui, très prévoyante, achetait des messes pour le repos de son âme. Cinq francs la messe, je crois. Ce qui faisait rager ma mère qui pensait que les 5 francs auraient été plus utiles pour nous acheter du pain.
Sur la plaque de marbre où est gravé le nom de l'Abbé Chassaigne, qui se prénommait Félix, on peut lire "Médaille de l'Invasion 1914-18". Je n'avais jamais entendu parler de ce type de décoration. Quelques recherches m'ont appris que cette médaille a été créée en juin 1921, "pour témoigner de la reconnaissance du gouvernement français envers les personnes déportées, incarcérées, condamnées au travail forcé ou choisies comme otages par l'ennemi pendant la Première Guerre Mondiale". Cette médaille était décernée par le Ministère des Régions Libérées, Ministère créé en 1917 et supprimé en 1926. La durée d'attribution a été très courte. Crée le 30 juin 1921, la "Médaille des Victimes de l'Invasion" n'est plus attribuée à partir du 1er octobre. Elle est l'oeuvre du graveur Pierre-Victor Dautel et le fabricant exclusif en a été la maison Janvier-Berchot, 22 rue de Montmorency, à Paris.
A l'avers, une femme coiffée d'un foulard, mains liées et le regard tourné vers le mot FRANCE, est représentée sur un fond de village en ruines, surmonté par une ligne de feu coupant l'horizon. Au revers est gravée l'inscription : Aux Victimes de l'Invasion - La France reconnaissante. Un Diplôme officiel était remis avec la médaille.
© Jean-Louis Crimonronne de palmes portant les dates 1914 - 1918.