Matin de pluie qui se souvient de mon premier poème, année de quatrième ou de troisième :
Comme l'eau qui goutte à goutte tombe du toit
Pleure mon triste coeur...
Imitation de la mélancolie de la pluie. Le son de ce "goutte à goutte tombe du toit " pour faire entendre la chanson de la pluie telle que je l'ai dans l'oreille depuis que je suis tout petit. La gouttière au-dessus de la fenêtre de ma chambre devait être percée et j'ai dû être bercé par ce "goutte à goutte" de la pluie de Picardie où il pleut souvent, enfin où il pleut parfois, enfin où il pleut. Comme aujourd'hui.
J'avais 14 ou 15 ans, je ne connaissais pas le mot "allitération" mais j'avais trouvé le sens du son, et, en classe, quand - à cause de mon camarade d'internat, Dudule, Denis Dufresnoy, qui m'avait piqué mon cahier de poèmes pour le déposer sur le bureau de notre Professeur de Lettres, une jeune femme d'une trentaine d'années à peine, qui répondait au doux prénom de Claire -, quand la Prof s'est emparé de mon poème et qu'elle l'a lu, à haute voix devant toute la classe, médusée, et qu'elle s'est exclamée "Bravo Crimon, vous avez trouvé... ", je ne savais, bien sûr, plus où me mettre et la professeur de lettres reprenait, cette fois, à l'attention de tous mes camarades : Comme l'eau qui goutte à goutte tombe du toit, ça vaut largement Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes.
Vous imaginez "honte et fierté mêlées" pour le fils de jardinier et d'ouvrière d'usine, le "bouseux", le "péquenaud", le "plouc" que j'étais pour mes camarades de la ville.
Crimon aussi fort que Racine, Andromaque, Acte V, scène 5.
Crimon, ch'gougnou, comme ils m'avaient élégamment surnommé à cause de mon méchant strabisme à la Jean-Paul Sartre,
Crimon, le cancre, qui soudain se met à égaler Racine et son harmonie imitative de la reproduction du bruit du serpent par redoublement des consonnes sifflantes "s",
Crimon qui invente, sans le savoir, l'harmonie imitative de la reproduction du bruit de la pluie par le redoublement de la consonne " t ",
Jolie multitude de sons " t " qui donnent vie au "touc/touc/touc" des gouttes d'eau qui tombent une à une, ou à deux ou trois, et qui font ce bruit là, quand elles tombent du toit.
Comme l'eau qui goutte à goutte tombe du toit
Superbe alexandrin, parfait alexandrin, qui valait bien, c'est sûr, - enfin, le croire aujourd'hui, ça m'amuse et ça me rassure - l'alexandrin de Jean Racine !
Une allitération, du latin ad (à) et littera (lettre), est une figure de style qui consiste en la répétition d'une ou plusieurs consonnes, souvent à l'attaque des syllabes accentuées, à l'intérieur d'un même vers ou d'une même phrase. Elle vise un effet essentiellement rythmique, mais permet aussi de redoubler, sur le plan phonique, ce que le signifié représente. Elle permet de lier phoniquement et sémantiquement des qualités ou caractéristiques tenant du propos afin d'en renforcer la teneur ou la portée sur l'interlocuteur. L'allitération a une forte fonction d'harmonie imitative ; en ce sens elle peut être considérée comme un type d'onomatopée.
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes
L'allitération, couramment utilisée en poésie, est aussi pratiquée en prose, pour des phrases courtes ou dans les romans poétiques. "Des assonances et des allitérations qui constituent la substance sonore de la poésie." (Paul Valéry).
J'avais, je l'avoue, 14 ou 15 ans, je ne connaissais pas le mot "allitération", encore moins sa signification. Sans doute avais-je déjà en moi la faculté d'être une oreille.
Une oreille, pas encore une voix.
© Jean-Louis Crimon