Paris. Gallimard. Erri De Luca. 13 Mai 2024. © Jean-Louis Crimon
— C'est comment d'être vieux ?
— C'est quand on te parle et qu'on glisse le mot « encore». Vous travaillez encore ? Vous campez encore, vous faites encore ça et ça ?
Alors mon mot préféré est devenu « encore».
Si on me demande comment je vais, je réponds :
« Encore, je suis encore là.»
Et puis être vieux c'est comme bivouaquer tout en haut du bois, là où les arbres sont moins denses et où il y a plus de lumière.
Que veux-tu faire dans les prochains jours ?
— Je ne sais pas. Attendre, de toute façon.
— Je viens d'avoir une idée. Je veux te montrer la mer. Tu as dit que la mer arrête les gitans, qui ne sont pas des marins. C'est un endroit où tu ne risques pas de rencontrer les tiens.
En bas dans la vallée passe une piste cyclable qui va jusqu'à la mer Adriatique. Tu sais faire du vélo ?
— Nous en avons eu un et nous avons tous appris.
— Ça te plairait de voir comment c'est ?
— Un endroit sans gitans, ça me va. Je n'ai pas d'argent pour un vélo.
— C'est moi qui les prendrai.
Les règles du Mikado. Erri De Luca. Gallimard. (Pages 58 et 59).
© Jean-Louis Crimon
Amiens. La Hotoie. © Jean-Louis Crimon
© Jean-Louis Crimon
Je n'irai pas jusqu'à dire que nous nous connaissons, que Depardon et Crimon se connaissent, ce serait prétentieux. C'est beaucoup plus modeste et plus flatteur. Plus fort encore qu'une rencontre entre deux êtres humains, deux photographes. Depardon a posé son regard sur mes noir et blanc, Depardon a croisé mes photos chez Picto. Picto, rue de la Roquette, à Paris. Picto, son Labo. Le mien aussi, pour une Expo. Ma première Expo.
Depardon a demandé, un rien admiratif : qui est l'auteur de ces photos ?
L'anecdote m'a été rapportée par la personne qui classait mes tirages et mes négatifs. Toujours trop timide ou réservé en pareil cas, je n'ai pas cherché à en savoir davantage. Pas questionné mon informatrice, assez fière de me confier pareille confidence. Pas pourchassé l'homme célèbre qui avait posé un regard fraternel sur ma manière de construire mes images. La photo de ce laboureur guidant d'un bras ferme le soc de sa charrue, au rytme des pas de son cheval, l'avait forcément ému, touché. Pour des raisons intimes que lui et moi partageons. Sans se connaître, on s'est reconnus. Enfin, Depardon a reconnu l'oeil de Crimon. L'oeil du photographe. Photographe que je n'étais pas. Que j'aurais dû être. Que j'aurais pu être si le journaliste, l'homme de radio, n'avait réduit au silence le photographe débutant. Un meurtre en douceur qui remonte aujourd'hui à plus de cinquante ans.
© Jean-Louis Crimon