Passé une bonne partie de la nuit sur un site qui recense toutes les grandes catastrophes minières du Bassin Lorrain. Depuis le 15 Mars 1907 jusqu'au 21 Juin 2001. Aucune mention de Joudreville. Simplement la longue litanie de tous les morts à la mine.
Puits Villemuin, 15 mars 1907, explosion de grisou, 83 morts.
Puits Sainte-Fontaine, 3 janvier 1919, explosion de grisou causée par une lampe défectueuse, 36 morts.
Puits Reumaux, Merlebach, 26 mars 1925, défaillance de la machine d'extraction, chute de la cage au fond du puits, 79 mineurs à son bord, 53 morts.
St Charles, Petite-Rosselle, 15 septembre 1929, suite à une fausse manœuvre, chute d'un fût de benzol de 200 litres, explosion, 3 morts.
St Charles, Petite-Rosselle, 16 septembre 1929, remontées subites de grisou, violente explosion, 23 morts.
A chaque catastrophe, funérailles spectaculaires, les veuves en noir, aux premiers rangs, et les noms des victimes des catastrophes gravés en lettres dorées sur les monuments de chaque commune touchée.
Le seul endroit où le mineur est nommé, c'est le Monument aux morts. Là, pour l'éternité, le mineur à droit à son prénom et à son nom, et aux deux dates gravées dans ce cas-là, ponctuation classique de nos existences humaines : date de naissance et date de mort.
Tant de morts. Tant de catastrophes minières. Mais pas la moindre mention d'un accident à la Mine de Joudreville. Parfois je me dis que ma grand-mère, Berthe Leloup, a peut-être produit un "pieux mensonge". Fatiguée des questions incessantes de la petite Giulietta, elle a un jour trouvé cette parade irréfutable et définitive : ton père est mort à la mine le jour de ta naissance. Fille-mère, comme on disait à l'époque, ce n'était pas très glorieux et surtout pas facile à vivre. Humiliation d'être abandonnée par ce Sarde, déjà marié en Sardaigne, déjà père d'une petite Maria, sans doute bel homme, beau parleur, beau séducteur, mais peut-être aussi beau cavaleur... Pas fiable. Amour pas durable. Amour qui n'a pas duré.
Pardon, Francesco Zanda, mon grand-père inconnu, de dire tout ça, comme ça, maintenant, mais comprends qu'avec tout le mystère qui entoure ta vie, ton parcours terrestre et le peu de traces que tu as laissé derrière toi, on puisse se poser des tas de questions et avoir quelques doutes. En Sardaigne, ils n'ont rien su de toi depuis ton départ pour la France, en 1926 ou 1927, et en France, on ne sait pas où tu as vécu, où tu es mort et où tu as été enterré.
Si on ne mentionne aucun accident mortel à la Mine de Joudreville, en août 1928, c'est que tu n'es pas mort le jour de la naissance de la petite Juliette, ta fille, ma mère. Qu'elle a eu beau faire, ma mère, pour te chercher, avec nous, ses enfants, plusieurs étés de suite, début des années soixante, dans tous les cimetières des villages autour de Joudreville, de Piennes ou de Bouligny, avec une volonté de fer, ma mère, mais sans jamais que nous trouvions une tombe à ton nom. Pas de plaque mortuaire sur un monticule de terre.
Mon grand-père Zanda, tu n'as pas été enterré dans ces cimetières-là.
© Jean-Louis Crimon