Tu l'avais presque oubliée cette première parution. Photo incroyable. Prise "au juste moment", comme te l'écrira, plus tard, Louis Althusser. En signant simplement Louis A. Photo pas prévue. Pas programmée. Pour une bonne et simple raison. Raison suffisante. Tu n'as pas d'appareil photo. L'appareil, un Mamiya, tu l'achètes, sur un coup de tête, le matin même de l'évènement. Un samedi. A crédit. 360 francs. Trois traites. En guise de chèques. Tu n'as pas de chèquier. Tu viens de t'endetter de 360 francs alors que tu n'as que quelques dizaines de francs sur ton compte en banque.
A l'époque, souviens-toi, tu n'es qu'un intermittent. Pas du spectacle. Intermittent des métiers manuels. Manutentionnaire, OS, Ouvrier spécialisé, mais sans spécialité, manoeuvre, magasinier. La Ruche, Laden, Saveco... Ton parcours, tes études, tes diplômes ne te servent pas à grand chose. Tu traînes, tu prends ton temps. Licence de Philosophie, Licence de Sociologie et Licence de Lettres modernes, aux 2/3 seulement, pour avoir manqué le Certificat de grammaire générative.
Relisant aujourd'hui - 40 ans plus tard - le compte-rendu publié par Le Nouvel Observateur daté du Lundi 7 Juilet 1975, d'une soutenance de thèse peu commune, tu t'attardes sur deux passages qui ont pour toi une résonnance particulière. Premier passage, c'est Louis Althusser qui parle, ses propos sont rapportés par l'auteur de l'article du Nouvel Obs.
" Il ne faut pas s'étonner des paradoxes et des provocations, des approximations et des erreurs, dont mes livres sont émaillés. Oui, je me suis trompé. Oui, je me suis enferré. Bien entendu, je le sais, je vous ai parfois choqués. Mais la philosophie, pour moi, c'est un peu un champ de bataille. Elle a ses lignes, ses tranchés, ses places fortes, ses frontières. Je me suis servi de Hegel pour prendre d'assaut la forteresse Descartes. J'ai utilisé Spinoza comme machine de guerre contre Hegel."
Plus loin, dans l'article, sous la plume de l'auteur du reportage: " Parce qu'un hégélien, c'est grosso modo, quelqu'un qui croit en une dialectique où l'on retrouve tous les traits de la providence chrétienne, où les contradictions n'apparaissent que pour se résoudre aussitôt, où l'histoire a une fin vers laquelle, tout doucement, sans péril et sans surprise, le cours des choses nous mène. Parce que, du coup, un marxiste trop hégélien, c'est quelqu'un qui, reproduisant en politique, ce shéma métaphysique, croit que la dialectique est là pour régler tous les problèmes, que la bourgeoisie produit ses fossoyeurs, le Capital ses anticorps, et que le nouveau monde est là, dans les flancs de l'ancien, qu'il suffit d'accoucher."
A quoi Althusser a voulu opposer, poursuit l'auteur de l'article, que ce n'est jamais ainsi que se passent concrètement les choses; que les révolutions se glacent, que d'autres avortent ou ne se font pas; que l'histoire peut errer, insensée et décentrée; que la révolution n'est pas fatale et qu'aucun mécanisme n'y conduit; et que la politique, autrement dit, reprend ses droits, contre l'économisme des partis communistes en place.
L'auteur du papier ? BHL. Oui, Bernard-Henri LEVY. Etonnant de relire ça aujourd'hui. Sous ma photographie. Ma photo de Louis Althusser. Prise à Amiens un jour de soutenance.
Université d'Amiens. Samedi 28 juin 1975. Louis Althusser soutient sa thèse de doctorat "sur Travaux", Montesquieu, la politique et l'histoire, les Manifestes philosophiques de Feuerbach, Pour Marx, Lire le Capital. Le Jury, composé du doyen de la Faculté des Lettres, Bernard Rousset, de Mme Barthélémy-Madaule, de MM. Belaval, d'Hondt et Vilar, décernera à l'unanimité le titre de Docteur ès-Lettres à Louis Althusser, avec la mention très honorable, en recommandant la publication du texte de soutenance.
© Jean-Louis Crimon
Le 20 septembre 1979, à Paris, Place de l'Abbé-Georges-Hénocque, dans le 13e arrondissement, Pierre Goldman est assassiné par trois hommes qui signeront "Honneur de la Police". Association criminelle d'extrême droite dont les membres n'ont jamais été identifiés.
© Jean-Louis Crimon
Francis Lubrez. Le dernier labour du dernier laboureur à chevaux. 25 Février 1981. © Jean-Louis Crimon
L'homme, je m'en souviens bien, stoppe ses deux chevaux, vient vers moi et me demande pourquoi, avant de commencer à photographier, je l'ai observé longuement, oeuvrant et manoeuvrant sa charrue et son attelage. Surpris par mes mots: je voulais comprendre avant de prendre et rassuré par ma démarche, me gratifiant d'une bonne tape fraternelle sur l'épaule, il me dit: j'y retourne, c'est mon dernier labour, ma dernière année avec mes chevaux, prenez toutes les photos que vous voulez, elles auront leur place dans les livres d'Histoire.
Quarante et un ans plus tard, je pense à lui et je me demande, -comme on disait autrefois dans mon village-, s'il est toujours du monde. Me ferait tellement plaisir de le savoir toujours vivant. De savoir aussi s'il a bien reçu mes photographies envoyées par la Poste, dans son village de Brillon, (59178 Hasnon), en mars 1981. S'il le souhaite, et s'il a une adresse mail, je lui en envoie deux ou trois dès aujourd'hui, dès ce matin. Dès maintenant.
© Jean-Louis Crimon
Fin de brocante. Comme en apothéose. Parfaite osmose. A peine le temps de me demander si j'ose. Sans le savoir, la dame qui passe prend la pose. Sur le trottoir d'en face, la fausse Botero botte en touche. La photo fait mouche.
© Jean-Louis Crimon