Fluminimaggiore. Comune di Fluminimaggiore. Servizi Demografici. Mairie. Avril 2017. © Jean-Louis Crimon
Obtenir une copie de ton acte de naissance n'a pas été très compliqué. Le secrétaire de Mairie a été charmant. Sensible à la démarche d'un petit-fils à la recherche de son grand-père perdu. Perdu depuis si longtemps. Pour ton certificat de décès, c'est une autre histoire. En fait, pour la Sardaigne, Francesco Zanda, tu n'es pas mort. Pour une bonne et simple raison : tu n'es pas mort en Sardaigne. Pas de tombe à ton nom dans le cimetière de Fluminimaggiore. Problème : pas davantage de traces de ta mort en France. Me suis dit que - beau clin d'œil post mortem - c'était la preuve que tu n'étais pas mort. Pas vraiment mort. Pas complétement mort. Que tu n'es jamais mort. Que tu es toujours vivant. Même si, compte tenu de ta date de naissance, en ce mois d'avril 2017, tu aurais aujourd'hui plus de 120 ans. Très improbable, même en Sardaigne où les centenaires fleurissent dans chaque village, oui, très improbable même en étant très résistant.
Les cimetières ne sont silence qu'en apparence. Il faut savoir lire les tombes, écouter les tombes. Faire parler les tombes. D'abord faire parler les vivants. Les survivants. Même si certains sont parfois muets comme des tombes.
Dans ton village habite toujours l'une des filles de ton petit frère Vincenzo. Vous aviez neuf ans de différence. Cette dernière descendante Sarde de la famille se prénomme Giuliana. Mon ami Franco Melas a essayé d'entrer en contact avec elle. Pas facile. Même si, de fait, on est de la même génération et si on a presque le même âge. Refus poli au téléphone. Pas de rendez-vous. La dame a dit non. Trois fois non.
Tout ce qu'elle a concédé, dixit Franco, a l'allure d'une fausse confidence très convenue : "Les seuls souvenirs que le petit frère, Vincenzo, avait de son grand frère Francesco, ce sont des souvenirs qui remontent à son enfance, quand il avait 10 ou 12 ans. "
Mais quand Vincenzo avait 12 ans, Francesco, qui avait 9 ans de plus que son cadet, avait 21 ans. Devait travailler à la mine depuis longtemps déjà. Pas possible qu'ils n'aient pas parlé de la mine ensemble. Du travail d'esclave du mineur au fond de la mine. Quatorze heures par jour. Des revendications des mineurs. De leurs luttes. Des premières grèves. Des manifestations. Des trois morts de Buggerro. En 1904.
C'est cette histoire là que je veux connaître. Cette histoire là que je veux entendre. Cette histoire là que je dois écrire. En mémoire de toi, Francesco Zanda, mon grand-père inconnu. A la gloire de Zanda le Sarde.
© Jean-Louis Crimon
Société civile de Joudreville. Archives nationales du Monde du Travail. Roubaix. 13 Juin 17. © Crimon
En fait, aller à Roubaix n'a servi à rien. Les Archives nationales du Monde du Travail ne m'ont rien appris. Echec sur toute la ligne. Rien sur les mineurs. Sur la vie des mineurs. Rien sur Francesco Zanda, mon grand-père inconnu, plus inconnu que jamais. Une bonne raison : journaux comptables ou comptes-rendus de Conseils d'Administration n'évoquent jamais la vie des ouvriers. Sont même d'une sécheresse humaine rare tous ces documents comptables ou administratifs. Pourtant, parfois, entre les rubriques, semblent filtrer quelques lignes où l'on devine un début de sentiment humain, immédiatement converti en chiffres et en francs.
Exemple, à la rubrique "Cités" : Le nombre des ouvriers en attente d'un logement est toujours de 25 à 30. On se demande d'ailleurs pourquoi ce n'est pas un nombre précis qui est indiqué.
Autre exemple, à la rubrique "Constructions de Logements", on lit : Monsieur le Directeur de la Société propose d'entreprendre la construction d'une quinzaine de maisons d'ouvriers, à 4 logements, devant coûter de 30 à 35.000 francs par logement. En dessous, on peut lire la mention : "Le Conseil approuve".
A la rubrique "Ecole Primaire Supérieure de Briey", on lit ceci : Mr le Directeur de la Société donne connaissance au Conseil d'une lettre adressée au Directeur de la Mine par le Docteur Stern, au nom du Conseil Municipal de Briey, pour solliciter une subvention en vue de l'achèvement de l'Ecole Primaire Supérieure de cette ville. Après discussion, le Conseil n'est pas d'avis de faire un don à l'Etat pour l'achèvement de cette Ecole; mais il ne serait pas opposé à l'octroi d'un prêt à la Ville de Briey, sous des conditions à définir.
En revanche, à la rubrique "Gratification au Directeur de la Mine", se déguste cette délicieuse information : "Sur proposition de Mr le Directeur de la Société, le Conseil fixe à 45.000 francs la gratification allouée à Mr. Deschanel, pour l'année 1928."
Bien sûr, aucune trace de "gratification" pour Francesco Zanda, simple mineur, pour cette même année 1928. Les ouvriers, les mineurs, ceux qui créent une bonne part de la richesse de l'entreprise, ne sont pas nommés dans ces comptes-rendus de Conseil d'Administration. Alors, quant à être "gratifiés"...
La richesse ? Un coup d'œil à la rubrique "Situation financière" :
Au 31 Octobre 1928, la situation était la suivante :
Caisses et Banques : 228.735,79 Frcs
Société de Commentry-Fourchambault et Decazeville : 4.712.990,43 Frcs
Je referme les dossiers des années 1928 et 1929. Je contemple, amer, dans la paume de ma main gauche, les cotes du fonds Société Civile de Joudreville : 102 A Q. Trois chiffres et deux lettres qui se révèlent être une impasse. Dans les archives microfilmées, rien sur le personnel. Rien sur les mineurs. Les procès-verbaux des réunions du Conseil d'Administration sont d'une rare avarice en ce qui concerne ce qui ne s'écrit pas en tonnes de minerais ou en millions de francs. Procès verbaux qui, forcément, n'ont pas gardé trace des accidents à la mine. De l'accident du 2 août 1928.
Une raison sans doute à cela, sous la forme d'une petite note, en bas de page : 1/ Certains documents ont été retirés des dossiers sur la demande de la Société.
No comment.
© Jean-Louis Crimon
Habiter aujourd'hui la rue près de l'église n'a sans doute rien à voir avec ce que ça devait être à la fin des années 1800 et au début des années 1900. Plusieurs rues aboutissent à l'église. Difficile de dire quelle était ta rue. Il faudrait reprendre un plan de la commune au moment de ta naissance pour essayer de localiser précisément l'emplacement de la maison des Zanda. Je me dois de faire ça. Quand je viendrai mettre vraiment mes pas dans tes pas, grand-père Zanda. Quand j'essaierai de prendre les chemins creux comme les caillouteux, quand j'essaierai de refaire le trajet à travers la montagne ou par la route jusqu'à la mine de Buggerru. Je me dois de faire ça. En mémoire de ce que tu as dû vivre, toi. Pour essayer de sentir, de ressentir, de comprendre ce qu'a dû être ta vie. Pour la restituer à défaut de pouvoir la justifier. "Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie", répétait sans cesse, sans citer Malraux, ta fille, Juliette, ma mère, qui ne s'appela jamais Zanda. Un jour, je te dirai pourquoi. Même si tu le sais déjà.
Mais avant, me faut m'imprégner de cette terre et de cette vie qui furent ta terre et ta vie. A quoi servirait d'écrire si ce n'était pour ressusciter des morts et les rendre à tout jamais plus vivants que de leur vivant ? Pour qu'ils n'aient pas vécu pour rien, justement.
Francesco Zanda, mon grand-père inconnu, inconnu jusque dans la mort, puisque tu n'as, en Sardaigne ou en France, même pas de tombe à ton nom, je me dois de faire ça pour toi. Je le ferai. Foi de Sarde, même si mâtiné de naissance Picarde.
Mâtiné, pour ceux qui ne sauraient pas, se dit d’un animal qui a perdu une partie de sa race. Les chiens mâtinés sont parfois bons à la chasse. Je veux être un bon chasseur. Pour toi, mon grand-père... chassé. Chassé, pourchassé, par la police et les milices Mussoliniennes.
© Jean-Louis Crimon
Grand-père Zanda, j'aurais bien aimé te raconter mes premières années de collège. Surtout cette année de sixième au Petit séminaire qui s'est soldée par mon renvoi à l'Ecole primaire. Retour dans mon village. Avec cette recommandation du Père Supérieur vraiment humiliante, pour mes parents surtout. "Qu'il prépare le Certificat d'Etudes et qu'il l'obtienne, s'il le peut, puis qu'il apprenne un bon métier manuel, comme son père. L'agriculture manque de bras." Sûr que toi, Zanda, tu aurais su leur parler à ces soutanes qui m'ont fait passer pour un âne.
Le Certificat d'études, je l'ai eu, bien sûr, et haut la main. Passeport pour la quatrième d'accueil. Une classe spéciale pour les attardés de mon espèce. Je me souviens justement, en classe de quatrième, avoir écrit le portrait sensible de ma Tante Laure. "Décrivez un personnage pittoresque de votre entourage", devait être le sujet de rédaction proposé par notre professeur de français. Je n'avais pas hésité une seconde. La Tante Laure qui habitait la grande maison voisine de la nôtre était le modèle idéal.
La note fut à la hauteur du personnage que j'avais traduit en mots. Traduit et trahi peut-être un peu aussi. Traduction, trahison. Ma mère, plutôt fière de ma prouese et de ma note, fit circuler ma copie double auprès de ses amies et connaissances. Dans le village et dans les villages voisins. Chez les Châtelains de Bavelincourt. Les Valengin. Des gens très gentils avec nous, malgré notre condition modeste.
Malheureusement, ma rédaction n'est jamais revenue à la maison. J'aimerais tant la relire aujourd'hui. C'est à cause de cette rédaction perdue que j'ai voulu écrire, écrire comme un écrivain. Ecrire des romans. J'aurais tant aimé que tu lises mon premier roman.
© Jean-Louis Crimon
A 8 ans et demi, Francesco Zanda, même en 1904, on n'est pas trop petit pour comprendre. Surtout que ton père Antioco et ta mère Rosa, le soir, à table, n'ont dû parler que de ça. Des soldats qui mettent en joue des hommes sans armes et qui tirent sans trembler. Des trois morts couchés dans l'herbe, par une journée d'été superbe. Eternelle histoire du combat des riches contre les pauvres, pour les exploiter davantage, pour en tirer le plus de profit. Folie des patrons d'accroître leur pouvoir de domination et leurs richesses. Pour cela, il faut briser la grève des travailleurs de la mine, fut-ce en tirant à balles réelles sur des mineurs sans armes autres que leurs poings serrés.
Peut-être as-tu fredonné à ta façon cette chanson pas encore écrite. Peut-être t'es-tu dit que quand tu serais grand, toi aussi, tu serais "agitatore"... Agitateur du mouvement des mineurs de Buggerru... Ecoute, si tu peux entendre... les paroles de la chanson de Paolo Pulina...
100 ans déjà que ça se passa,
Sont quatre en mille neuf cent quatre,
A tomber sous les balles des soldats,
Ainsi le patron de la mine en décida...
Trois morts d'un coup d'abord,
Le quatrième prendra son temps,
Mais sans un trop grand effort,
Rejoint ses trois frères dans la mort...
L'année des journées d'enfer,
Les mineurs ne veulent pas s'y faire,
Leur pause d'une heure en été,
Le patron veut leur raboter...
Les mineurs ont le droit de profiter
D'une pause d'une heure au soleil,
Début septembre, c'est toujours l'été,
Mais cette fois, le patron décide que c'est déjà l'hiver...
Ordre est donné de se mettre à l'horaire d'hiver,
Peu importe le droit ancestral,
A l'heure de repos au soleil estival,
Terminée la pause d'une heure pour les mineurs...
Le patron de la mine a le pouvoir
De changer le nom de la saison
Le patron de la mine a toujours raison
Au cœur de l'été, décide que c'est déjà l'hiver...
Aucune discussion n'est possible,
Prenez les têtes pour cible,
S'ils ne veulent pas comprendre,
Vous n'avez qu'à les descendre
Les soldats qu'on appelle en renfort
Pour faire le sale boulot de mise à mort
Tirent, tirent, et tirent encore
Sur les mineurs et leur triste sort...
Toute l'Italie en grève générale,
Pour la petite sœur Sardaigne,
Grande révolte contre l'oppresseur,
Pour empêcher que ça tue, que ça saigne...
Rien n'a beaucoup changé depuis,
Le Patron se veut toujours de droit divin,
S'octroie toujours le droit d'avoir toujours raison,
Qu'importe le siècle ou la saison...
Il est trop tôt d'au moins cent ans,
Les mineurs de Buggerru sont morts
Pour des droits qui n'ont pas cours encore,
Cent ans plus tard, viendra le temps...
Le patron a toujours raison,
Qu'importe le siècle ou la saison,
Au cœur de l'été le patron t'invente l'hiver,
Puisque, pour ses affaires, c'est nécessaire...
© Jean-Louis Crimon
Libre adaptation d'une chanson originale sarde,
paroles de Paolo Pulina et musique d'Antonio Carta.