Défi absurde. Un 1er Mai. Trois rassemblements. Opéra. Trocadéro. Bastille. Prendre dans l'ordre les trois lieux des trois rassemblements. Se dire que dans une vie de citoyen, c'est forcément intéressant d'aller écouter les discours de ceux dont on ne partage pas les idées. Pas les programmes. Avec qui on n'a rien de commun. Ni programme, ni projet. Ni manière d'être, ni façon de vivre. Démarche louable, mais à risque. Les militants, parfois, c'est "limité". Souvent, ça ne supporte pas le différent, celui qui est là, mais qui n'applaudit pas, qui ne vocifère pas, qui ne hurle pas, parfaitement synchro, avec la sono de la voix du micro. En plus, s'il est photographe, s'il prend des photos, sûr, on lui tombe sur le paletot. Son comportement est suspect. On va l'aguerrir ou le forcer à déguerpir.
Midi, Opéra. Quand j'arrive, Marine, la fille, a déjà pris le relais du père. Drapeaux bleu-blanc-rouge à bout de bras, la foule joue la houle et se défoule, en scandant les slogans. Le cadre est prestigieux. Le "bleu Marine" profite du bleu du ciel pour écrire, sous l'aile de la Pucelle, une nouvelle page d'Histoire de France. Dans l'ombre, ou qui sait, dans la lumière de Jeanne d'Arc, Marine décoche ses flèches tous azimuts. En priorité, Sarkozy et Hollande qu'elle vilipende. Annonce très vite son choix : dimanche prochain, elle votera blanc. La foule applaudit. Hollande,Sarkozy, -le vieux Duclos en sourirait-, c'est blanc bonnet et bonnet blanc. Très classe, ou très stratège, fille Le Pen n'exige pas que les militants et les électeurs du FN fassent tous comme elle : je vous renvoie à votre propre choix, dit-elle.
A vouloir être au Trocadéro, très tôt, je manque Mélenchon à Denfert-Rochereau. Surtout son déjà célèbre : Il va se prendre une tannée dimanche prochain. Les prises de position du président-candidat sur le "vrai travail" n'ont fait qu'exaspérer davantage encore la colère des syndicats et de tous ceux qui n'ont pas honte d'appartenir au "peuple de gauche". Les slogans, les affiches, les tracts, disent la même exaspération.
Sarkozy, on va te mettre à la retraite.
Nous aussi, nous sommes de vrais travailleurs.
C'est honteux d'opposer les gens comme ça.
Les faux travailleurs, ce sont les rentiers et les spéculateurs.
Je manque tout ça, mais, sûr, je serai à la Bastille, vers 17 heures.
Place du Trocadéro, le petit homme ne se grandit pas. Certes, le talent est là. Toujours là. Le talent est réel. Incontestable. Mais c'est un talent très mal utilisé. Trop exclusivement consacré à des idées fausses. A une vision fausse de l'Histoire. De l'Histoire sociale. De l'Histoire de France. Le petit homme persiste et signe. Fonce et s'enfonce. S'il sait, depuis le 22 avril, qu'une élection se gagne avec la mathématique, il confond toujours addition et soustraction. Son discours, basé sur la division, n'est pas productif. Ne peut pas être productif. Après avoir divisé les travailleurs, classés désormais en deux catégories, les "vrais" et les "faux", il oppose maintenant les drapeaux, les bleu-blanc-rouge aux drapeaux rouges. Il tire à vue. Sur tout ce qui bouge. Force le trait. Dessine une mémoire et une histoire très sélectives. Excelle dans la caricature. Cite les grands hommes, Hugo, Jaurès, Blum, et même Maupassant. Que vient faire Guy de Maupassant au Trocadéro ? Guéant a dû mélanger ses fiches et ses citations. Ou c'est Carla qui l'a embrouillé, en lui lisant une nouvelle, hier soir, pour le déstresser. Enfin, le petit homme cite les Grands Hommes. Des grands hommes, cela dit en passant, qui ne seraient sans doute pas tous très heureux, ni flattés, d'être ici cités. Dans le cadre de cette "vraie fête du travail". Dernière perle : La gauche appauvrit les travailleurs. On croit rêver, mais... c'est un cauchemar.
Après François Fillon, qui avait chauffé la Place, en se montrant déjà très offensif, les 40 minutes de discours du président sortant, devant une marée de drapeaux tricolores, ont des accents souvent déroutants. Déroutante aussi l'adresse aux syndicats : Votre rôle n'est pas de faire de la politique ! Posez le drapeau rouge. Nous ne voulons pas de la Lutte des Classes. Nous ne voulons pas du socialisme. Déterminée ensuite l'adresse aux militants et aux sympathisants : Il reste 3 jours pour convaincre, il reste trois jours gagner. François Hollande dit que je suis le candidat sortant. Il n'est pas encore le candidat entrant.
Fin du rassemblement. Nous sommes 200000, avait lancé le président-candidat avant de commencer son discours. Il a dû gonfler un max, mais il y a vraiment du monde. Du beau monde. Beaucoup de belles familles, familles nombreuses venues en famille, justement, gens très dignes et très déterminés. Avec un rien d'agressivité à l'attention de la presse ou de ce qui pourrait lui ressembler. Exemple de phrase entendue à plusieurs reprises : "On va voir ce que ces pourris de journalistes vont en dire". Et aussi : "ils vont dénigrer forcément". Et enfin : tous des communistes !
A Nevers, Hollande salue la mémoire de Bérégovoy, l'ancien ouvrier syndicaliste devenu Premier ministre de François Mitterrand : "Je ne peux pas accepter qu'en France, il puisse y avoir une bataille contre le syndicalisme. Le dénigrement, le mensonge. Face au candidat de la frontière et de la division, François Hollande se veut, encore et toujours, le candidat de l'union. De la réunion. Du rassemblement.
750000 manifestants pour toute la France, 316000 selon la Police. Plus de monde que l'an dernier. Certains commentateurs disent que c'est grâce à la météo. La météo sociale, sans aucun doute.
Pas de manifestation du 1er Mai pour François Hollande, mais un 1er Mai tout en douceur. Plus subtil. Détaché du mouvement social. Pas dans les pas des travailleurs. Davantage en éclaireur. Déjà dans son rôle de Président. Prêt à écouter, bien sûr. Toutes les voix. Aussi les discordantes.
La CFDT, par exemple, refuse toute consigne de vote. François Chérèque insiste, comme en écho républicain aux mots du Trocadéro : Respectons les travailleurs. Ne divisons pas les salariés entre eux.
A la Bastille, vers 18 heures, ambiance de vraie fête populaire. Quelque chose de simplement joyeux dans l'air. Des gens qui se parlent. S'embrassent. Se racontent. La vie. La vraie vie. Des vrais gens. Des travailleurs. Des vrais travailleurs. Des vrais chômeurs aussi. La sono de Sud qui monte le son. Mélenchon, Mélenchon ... Brochettes, merguez, frites, oignons... Pas le même rapport au pognon. Près de moi, un ouvrier, un vrai, qui commande un bon casse-dalle. Un double merguez-oignons, 3 euros 50, le bonheur, c'est comme ça aussi, qu'on l'invente... Pour la première fois de la journée, je me sens de la famille...
Je repense à mon échappée du Trocadéro. Une heure au moins pour me défaire d'une foule très vite hostile. Avenue Georges Mandel. Encore un signe. Mandel, la bio de Sarko. Puis rue de la Pompe. Des gamines en bleu-blanc-rouge m'indiquent la station de métro la plus proche. Je m'engouffre. Ligne 9. Pont de Sèvres. Me laisse tomber sur l'un de ces sièges jaunes si peu confortables. Je m'attarde sur l'allure très digne de mon voisin. Un monsieur d'un certain âge. Son regard me dit quelque chose. Son visage me rappelle quelqu'un. Mais bien sûr...
Dans le métro, loin du Trocadéro, je croise Yves Guéna. Rue de la Pompe, un peu pompé. A dû déambuler autant que moi. Yves Guéna, Gaulliste de la première heure. Je le salue. L'homme a gardé autour du cou son carton NS 2012, d'Invité d'Honneur à la tribune officielle. Il a l'air épuisé. Deux longues heures debout. A écouter Nicolas Sarkozy. Le soutien au Président sortant est épuisant.
Je lui demande ce qu'il pense de la situation. Il marque un silence. Se contente de dire : ce n'est pas gagné. Puis, dans un incroyable sourire, me confie : Hollande à L'Elysée, vous savez ce que je dis, moi ?
- Non,monsieur !
- Avec Hollande, la France va devenir un... Pays-Bas !
- Pas mal du tout, très joli, monsieur Guéna ! mais vous savez, ça ne m'inquiète pas, la France, avec Hollande, un Pays-Bas... désormais moi je suis... Hollandais !
Yves Guéna éclate d'un bon rire de brave homme. Trait d'humour pour trait d'humour. Beau regard d'un beau vieil homme qui aura 90 ans, en juillet prochain. Vrai Gaulliste. Gaulliste de la première heure. Yves Guéna n'a pas 18 ans quand, le lendemain même de l'appel du 18 juin, il décide de rejoindre le Général de Gaulle en Angleterre.
Guéna, soutien de Sarkozy et de la France Forte, Guéna descendu, je crois à ... Muette ! La France Forte qui descend à... Muette.
Signe avant coureur de la silencieuse clameur de dimanche prochain, 20 heures !
© Jean-Louis Crimon