C'est une dramatique comme on les aime. D'abord, elle n'a lieu que tous les cinq ans. Une dramatique comme un match. Un match de catch. Un match de tchatche. Un combat de gladiateurs. Des gladiateurs des temps modernes. Ils ne s'empoignent qu'avec la voix. Un combat de sophistes conviés sur le terrain de la politique. De la philosophie politique. En jeu : l'avenir de Cité. En cause : la Res Publica. Un duel télévisuel. A fleurets pas vraiment mouchetés. Les duellistes, pour ne pas dire les duettistes, sont de grands artistes. Chacun dans son genre. Il y a un bon chanteur de variétés, avec l'expérience de cinq années de tournées, et un nouveau chanteur. Tenant de la chanson à texte. Le chanteur de variétés adore les solos. Il n'y va pas mollo sur les trémolos. Le chanteur à textes ne fait pas d'effets de voix. Il a une bonne voix. De bons textes. Et, parole, module plutôt bien. Bien sûr, il faut aimer la chanson.
C'est une dramatique pour la télévision. Vingt millions de télespectateurs. Des millions d'auditeurs. C'est du spectacle. Du grand spectacle. Le spectacle dépend de la qualité des acteurs. De leur sincérité. De leur capacité à transmettre des émotions. Des émotions et des idées. Des idées qui ne laissent pas indifférent. Des idées pas trop abstraites. Des idées... concrètes.
Avant le début du match, leurs équipes ont vérifié l'état du terrain. Transmis leurs observations aux deux concurrents. D'emblée, ils sont tombés d'accord sur au moins deux choses : la hauteur des fauteuils et la température du studio. Pour le reste, respect des règles habituelles : tous les coups sont permis. Les deux gladiateurs le savent, l'acceptent, et ne vont pas s'en priver. L'empereur Audimat décidera de qui doit "périr" dimanche prochain, à 20 heures. Jusque là, ni l'un, ni l'autre, ne doivent se considérer comme vainqueur.
La chose tient de la fiction, mais c'est du réel dont il est question. Tout peut arriver. C'est du direct. Un incident. Une provocation. Un pétage de plombs. Le texte n'est pas complétement écrit. De grandes plages d'improvisation attendent les deux adversaires. Deux adversaires qui n'ont qu'un ennemi : le temps de parole.
Les deux acteurs ne sont pas seuls à table. Ils ont deux journalistes pour les aider à faciliter, à fluidifier, les échanges. Les deux journalistes ne comptent pas les points. Leur rôle d'arbitre n'est pas de cet ordre là. Ils tentent de maîtriser le temps qui s'écoule. Désespérément. Laurence Ferrari élève la voix. David Pujadas invoque la clarté du débat. Manifestement, nos deux confrères courent derrière. Les deux adversaires font le show. Le show, très vite, devient très chaud.
On voit tout de suite qui est le patron. On voit "qui parle comme un Président". Qui prend de la hauteur. Qui élève le débat. Qui se situe, au contraire, en "inférieur", devant se justifier ou s'expliquer. Qui s'abaisse dans les bassesses. Faute d'assumer le bilan. Son bilan. C'est pourtant la destinée du sortant de devoir assumer son bilan. Amusant ou déroutant, dans l'écriture du match, les dialogues de ponctuation sont souvent à l'initiative des journalistes.
Florilège :
- Votre réponse, Monsieur Hollande, assez courte !
- Allez-y, François Hollande !
- Messieurs, ça fait 50 minutes que nous discutons, est-ce que nous parlons des comptes publics ?
- Alors, la dette et les comptes publics !
- Messieurs, on va essayer d'avancer dans le débat, si vous le voulez bien !
- Alors, réponse de Nicolas Sarkozy sur la dette !
- Messieurs, ça fait une heure que nous débattons...
Ce soir, c'est curieux, plus on avance dans le débat, plus il y un Président qui fait de plus en plus "candidat" et un "candidat" qui fait de mieux en mieux Président. Une raison : le sortant s'estt beaucoup trop répandu en déclarations d'avant-match. Déclarations toujours contre-productives. Qui dispersent. Ne facilitent guère la concentration. Révèlent surtout l'angoisse, l'incertitude, le stress, la panique, de celui qui éprouve le besoin de les prononcer :"Je vais le débusquer, le Prince de l'esquive. Je vais l'exploser. Je vais l'atomiser. Je vais le détruire."
- Votre réponse, Monsieur Hollande, assez courte !
- Messieurs, on a compris vos divergences, on a dix minutes de retard.
- Il faut qu'on aborde d'autres sujets. Parlons de l'Europe.
- On va vous demander des réponses brèves, parce qu'on a beaucoup de retard et beaucoup de sujets à aborder encore.
- Nicolas Sarkozy termine, ensuite François Hollande, mais très court, s'il vous plaît.
- Ce sera le mot de la fin là-dessus.
Le sortant emploie souvent le mot "mensonges", et depuis le début du débat, ça agace François Hollande. D'autant que maintenant, pour compléter le registre, aux accusations de mensonges, Nicolas Sarkozy ajoute la calomnie :
- Vous ajoutez la calomnie au mensonge ! Arrêtez de parler mensonges et calomnie, ou ça traduit une propension assez grande à commettre ce que vous reprochez à d'autres.
Un peu plus loin, le sortant refusant et son bilan, et les conséquences de son bilan :
- Avec vous, c'est très simple, ce n'est jamais de votre faute !
L'homme au pouvoir ne veut pas perdre le pouvoir. C'est compréhensible. Les avantages liés au pouvoir, surtout. Le candidat de l'opposition a de bonnes propositions. Stigmatise l'allégement de l'impôt sur la fortune :
Vous protégez les plus privilégiés, c'est votre droit. Avec vous et votre bouclier fiscal, le Trésor Public a fait des chèques aux plus fortunés. Ce que je veux moi, c'est que les plus fortunés fassent des chèques au Trésor Public. C'est ce que j'appelle la justice fiscale.
Sans prompteur, dialogue impromptu :
François Hollande : Oui, je veux créer 12000 postes de policiers
Nicolas Sarkozy : C'est encore fois le laxisme et la folie dépensière.
François Hollande : Ne confondez pas invalidité et pénibilité.
François Hollande : Allez-y !
Nicolas Sarkozy : Merci de me donner votre autorisation !
François Hollande : J'essaie d'avoir une cohérence dans mes convictions !
François Hollande : Monsieur Sarkozy, vous aurez du mal à vous faire passer pour une victime !
...
- Messieurs, il est 22 heures 30, il est temps de passer aux sujets de société. A un sujet dont on a pas mal débattu, ces derniers temps : l'immigration.
François Hollande : Sur le vote des étrangers, je trouve que des personnes qui sont là depuis plusieurs années, qui paient des impôts locaux, doivent pouvoir voter aux élections municipales.
François Hollande : Mon devoir, si je deviens le prochain Président de la République, c'est de donner une autre orientation à l'Europe.
François Hollande : Quoiqu'il arrive, vous êtes toujours content.
Nicolas Sarkozy : C'est un mensonge !
François Hollande : quel mensonge ?
Nicolas Sarkozy : C'est un mensonge quand vous dîtes que je suis toujours content.
Nicolas Sarkozy : Monsieur Hollande, vous voulez moins de riches, moi, je veux moins de pauvres.
François Hollande : Avec vous, Monsieur Sarkozy, c'est simple, il y a à la fois plus de pauvres et des riches plus riches !
- Ce débat est clos, on passe au nucléaire, Laurence...
- On ne va pas vous laisser les clés, messieurs.
- On passe à la vie publique, messieurs, ça vous intéresse aussi.
- La vie publique et ses règles, quelle présidence pour le quinquennat qui s'annonce ?
...
L'homme au pouvoir ne fait pas de cadeaux. Il s'accroche. Il s'accroche au pouvoir. Il veut vendre chèrement sa peau. L'homme de Tulle ne fait pas dans la dentelle. Le Prince de l'esquive n'esquive rien. Celui qui esquive, au contraire, c'est flagrant, c'est celui qui s'est amusé à qualifier l'autre de ce joli surnom. A la fin, lassé et magnanime, le Prince de l'esquive se montre même bon Prince. D'un regard, sans le moindre mot, il semble concéder : Vous aurez jusqu'au 16 mai pour votre déménagement. Prouvant qu'il n'est pas aussi débutant que l'avait voulu le sortant. Le sortant se fait sortir. Il accuse le coup. Il a joué son va tout. Mais rien ne va. Rien ne va plus. Nicolas Sarkozy semble battu. Nicolas Sarkozy a perdu. Dans le débat, dès le début, c'est François Hollande qui a marqué les buts.
Soudain, si proche de la fin du show, est-ce un coup de chaud ? est-ce un slam qu'il improvise ? C'est le moment fort de l'anaphore. Belle envolée pas volée pour le Prince de l'esquive, à la fois humble et grandiose, sublime :
Moi, Président de la République,
je ne serai pas le chef de la majorité,
je ne recevrai pas les parlementaires de la majorité à l'Elysée,
Moi, Président de la République,
je ne traiterai pas mon Premier ministre de collaborateur,
Moi, Président le République,
je ne participerai pas à des collectes de fond pour mon propre parti dans un hôtel parisien,
Moi, Président de la République,
je ferai fonctionner la justice de manière indépendante,
Moi, Président de la République,
je n'aurai pas la prétention de nommer les présidents des chaînes publiques,
Moi, Président de la République,
je ferai en sorte que mon comportement soit à chaque instant exemplaire,
Moi, Président de la République,
je constituerai un gouvernement paritaire, autant de femmes que d'hommes,
Moi, Président de la République,
je serai un Président qui ne veut pas être chef de tout et en définive chef de rien,
je respecterai les Français,
la proximité avec les Français
Moi, Président de la République,
j'essaierai d'avoir de la hauteur de vue...
En face, Sarko le vieux routier, n'en revient pas. Sa profession de foi, à lui, en devient plate. Même sur ce coup là, c'est Hollande qui fait péter l'audimat.
...
David Pujadas : Nous arrivons au terme de cette émission, nous allons vous demander à chacun d'entre vous une conclusion ... François Hollande, c'est à vous, ensuite ce sera à Nicolas Sarkozy de conclure ...
Deux phrases simplement. Prises à la volée. Une pour chacun. Une pour définir chacun.
François Hollande : Ce que je souhaite, c'est que les Français reprennent confiance.
Nicolas Sarkozy : Je souhaite vous conduire dans les cinq ans qui viennent, dans ce monde difficile.
Au final, la finale n'a pas déçu. Ce fut un match tendu. Celui qui voulait "exploser, atomiser, détruire" son adversaire s'est pris à son propre piège. Face à un Hollande souverain, en défense comme en attaque, l'élève Sarkozy a complétement raté son grand oral, mais pour autant, pas question de lui demander de... redoubler. On l'a assez vu. Assez entendu. On n'en veut plus. On lui souhaite simplement de prendre un peu de vacances, bien méritées, et pourquoi pas de reprendre ce premier projet de 2007... faire une petite retraite au monastère. Pour y purger toutes ses méchancetés, toutes ses mauvaises pensées, toutes ces insultes, toutes ces fautes inutiles et tous ces ... mensonges.
Celui qui voulait réformer le permis doit d'abord se racheter... une conduite !