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2 février 2012 4 02 /02 /février /2012 17:50

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Contay. Septembre 1958 - Amiens. Septembre 1998.                                    Castor Astral 2001.

 

 

Au départ, c'est un souvenir d'enfance. Un simple souvenir d'enfance. Un souvenir d'enfance qui peut tenir en trois lignes. Avec ma petite soeur, de trois ans ma cadette, fin des années cinquante, nous allions l'été, patauger dans l'eau de la rivière qui borde notre jardin pour essayer de capturer des épinoches.

Un souvenir d'enfance devenu - aux dires de nombreux lecteurs, surtout de lectrices d'ailleurs-, les trois plus belles pages de "Verlaine avant-centre".

Avec vous, je veux relire aujourd'hui ces lignes qui éclairent à tout jamais mon existence. Dans cet instant magique, incontestablement, s'est enraciné, sans que j'en ai vraiment conscience, mon dur durable désir d'écrire.

 

" Chaque midi, elle est au rendez-vous. Fidèle, ponctuelle, précise. Dans son fuseau en lamé, elle scintille dans l'eau claire, avec sa grosse épine dorsale dressée. Epinoche, petit poisson magique. Sur le tapis de cailloux blancs qui dansent dans le fond de la rivière, l'épinoche s'amuse à faire du surplace, à contre-courant. ça peut durer dix secondes ou de longues minutes, le temps que l'échappée, capitaine du peloton aquatique, soit rejointe par d'autres épinoches plus petites, plus jeunes. La troupe poursuit alors sa remontée de la rivière, procédant par étapes, comme si, d'instinct, les premières sentaient qu'il faut faire des pauses, en pagayant des nageoires, pour que les attardées recollent au peloton liquide.

"Des heures durant, je contemple au ras de l'eau ce spectacle étrange du ballet silencieux des danseuses en tutu d'écailles. D'or et d'argent sont les petits rats de l'opéra aquatique et je suis maître de ballet. D'une tige d'herbe sauvage ou d'une fine branche, je dessine des ronds dans l'eau. Mes épinoches jouent dans les cercles. Je suis le chef d'orchestre de la mise en ondes, mais mon pouvoir est illusoire. Jamais encore je n'ai réussi à piéger la moindre princesse de l'eau pour en faire, ne serait-ce qu'une heure entière, ma belle prisonnière. L'épinoche est vive, futée, habile. Elle seule sait changer instantanément de trajectoire si un obstacle ou un danger se présente. Impossible à saisir de la main, comme on peut parfois le faire avec une jeune truite qui se chauffe au soleil, près de la berge. Impossible à prendre avec une petite épuisette. Les épinoches s'éparpillent en tous sens, pour mieux échapper aux mailles étroites du filet. Plusieurs étés de suite, je restai systématiquement bredouille. Jusqu'au jour où ma soeur et moi découvrîmes par hasard la clé qui allait nous permettre de réaliser des prises extraordinaires.

"Ce jour-là, nu-pieds, nous étions dans l'eau jusqu'à mi-mollets, à soulever des pierres pour voir si ne s'y cachaient pas ces curieux poissons à têtes plates, gros têtards myopes qui se dissimulent dans la vase et que nous appelions camborgnes ou caborgnes. Chats borgnes sans doute en français. C'est vrai qu'ils avaient un peu des têtes de poisson-chat. D'une main leste, je sortis de l'eau une boîte à conserve métallique que quelqu'un avait dû jeter dans la rivière et qui avait dérivé jusque devant chez nous. Incroyable : la boîte contenait trois épinoches. La chose tenait du miracle. Avec ma petite soeur qui allait avoir six ans, on se dit qu'il devait bien y avoir une raison. Une explication. On se mit à jouer au jeu des pourquoi et des comment. On gambergea, on réfléchit. La boîte n'avait pas dû séjourner très longtemps au fond de l'eau. Elle semblait neuve. Ne comportait aucune trace de rouille. L'intérieur et le fond brillaient comme les parois d'un palais des glaces miniature. Nous tenions notre explication: rassurée par son image qui se reflétait contre la paroi, une première épinoche s'aventura sans crainte jusqu'au fond de la boîte, puis un autre, rassurée par la présence de la première, puis une autre encore. Trois épinoches trompées par le miroir parfait de l'intérieur de la boîte métallique. Le piège était fabuleux. Ma soeur ne voulait pas croire qu'on puisse le reproduire à volonté. Je décidai qu'il fallait tenter l'expérience.

"Le lendemain matin, on se mit en quête des restes métalliques des repas du voisinage. Haricots verts, petits pois, épinards et même cassoulet, firent notre bonheur en boîtes. Avant midi, on décida de disposer dans la rivière, à contre-courant et lestées d'un gros caillou, les boîtes à conserve vides ainsi récupérées. On laissa volontairement passer une nuit, un jour entier et une autre nuit, pour que les épinoches aient le temps de visiter leurs différents appartements et s'habituent à y séjourner. Puis ce fut le grand jour.  

"Dès la première boîte, relevée très vite, par surprise, pour éviter toute tentative de fuite, nous sûmes que le piège était parfait : deux grosses épinoches et cinq petites. Dans les autres boîtes aussi, les prises étaient extraordinaires. Nous décidâmes de relâcher les plus petites pour ne garder que les grosses épinoches dorées et argentées. En guise d'aquarium, notre mère nous octroya un grand bocal vertical, au préalable vidé de son contenu de fruits en conserve. La soirée fut inoubliable: la famille au grand complet en cercle autour du bocal où, inlassablement, glissent et glissent nos belles prisonnières qui brillent dans l'eau qui soudain s'éclaire. Ce soir-là, nous venons d'inventer l'eau-lumière.

"Bonheur de courte durée, hélas ! Après un jour ou deux passés dans le bocal, nos épinoches semblèrent perdre de leur brillance. Comme si, prisonnière, l'épinoche perdait sa lumière. Façon de nous dire : rendez-moi la liberté. Libre, l'épinoche brillerait à nouveau, et pour toujours. Je persuadai ma petite soeur que c'était la seule issue. Pour que l'éclat de nos pierres précieuses vivantes ne se ternisse jamais, nous devions les rendre à l'eau vive. On décida de toutes les relâcher dans la rivière. Le jeu pourrait continuer. Se renouveler. Inlassablement. Davantage que la prise ou la pêche miraculeuse, c'est le jeu qui était magique. C'est le jeu qui comptait. Il fallait pouvoir le répéter, le reproduire à l'infini."

 

Verlaine avant-centre. Jean-Louis Crimon. Le Castor Astral. 2001.                 

 

 

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commentaires

L
Véritable aventure initiatique, l'épisode de la pêche aux épinoches se termine lumineusement : les épinoches, copines nichées sont piochées, chipées, pincées enfin dans un "grand bocal vertical"<br /> autour duquel cette fois c'est la famille qui fait cercle. Ces belles prisonnières qui "brillent dans l'eau" et qui "inlassablement glissent" seront rendues à l'eau vive tant il est vrai que les<br /> épinoches, comme les mots, sont libres. Libérés donc, ces mots/épinoches, non sans avoir au préalable permis à l'auteur d'inventer des mots-lumière et de bâtir un palais des glaces où le langage va<br /> se réfléchissant.<br /> Cette pêche métaphorique donne donc du "bonheur en boîte". Le récit se clôt au moment où son auteur éclot, se découvre, se dévoile : "Davantage que la prise ou la pêche miraculeuse, c'est le je(u)<br /> qui était magique. C'est le je(u) qui comptait. Il fallait pouvoir le répéter, le reproduire à l'infini." Cette identité de l'écrivain sera cruellement mise à l'épreuve dans une seconde mise en<br /> boîte (p. 50 à 54 de Verlaine, avant-centre) où l'auteur assure sa propre mise en scène, au milieu de ses camarades de classe, ces têtards myopes, qui ne reconnaissent pas son talent d'écrivain.

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