C'est au début des années soixante-dix. L'année de ma Maîtrise de philo. 1973, je crois. Une phrase écrite en lettres rouges au fond du bus. Le bus que je prends le matin en sortant de l'usine. Une usine de machines à laver. On n'a pas encore inventé le mot composé "lave-linge".
Selon les jours, la phrase, je la trouve drôle ou jolie. Marrante. Elle a un sens très fort. Une très forte portée symbolique, pour parler comme à l'université. Un sens immense. Bien au-delà du sens premier. Dans le bus, dans la société du bus, comme dans la société tout entière. Les conséquences sociales, politiques, ou même philosophiques, de la phrase ne me sont pas apparues d'emblée. En tout cas, pas au premier matin. Pas non plus au cours de la première semaine. Trop fatigué sans doute par cet horaire de nuit : minuit-sept heures. Trop épuisé par le rythme des lessives à faire au Laboratoire Qualité. Le Labo où l'on teste la résistance des prototypes. Les machines doivent tourner 24 heures sur 24. Quatre-vingt machines dans le Labo.
La phrase, je me la suis très vite apprise par coeur. Je me la suis appropriée. Elle m'a marqué pour la vie entière. Mais elle a eu sur moi un effet contraire. Dans la vie, dans ma vie, j'ai toujours eu du mal à m'asseoir. A m'asseoir définitivement. J'ai toujours eu envie d'être debout. De partir. De repartir. Pour voir ailleurs. Voir plus loin. Quand d'autres se sont arrêtés. Se sont "assis". Très vite. Très tôt. Définitivement. Aujourd'hui encore, je suis toujours "debout". Même si, objectivement, j'ai désormais l'âge où l'on "s'asseoit". Où l'on a gagné "le droit de s'asseoir". Cette histoire m'amuse encore aujourd'hui. Me fait sourire. Quand j'y pense, je me dis : A quoi ça tient, une existence ?
La phrase, c'est :
IL EST INTERDIT DE SE TENIR DEBOUT QUAND IL RESTE DES PLACES ASSISES.
Fabuleux, non ?