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21 mai 2019 2 21 /05 /mai /2019 07:47
Pommes de terre à dégermer. © Emmanuel Lattes.
Pommes de terre à dégermer. © Emmanuel Lattes.

Pommes de terre à dégermer. © Emmanuel Lattes.

 

Je ne sais plus quand

Précisément

Vient le temps

Où l'on descend

A la cave...

 

Là, dans un coin,

Le plus sombre,

Il y a des êtres étranges

Qui n'aiment pas

Qu'on les dérange...

 

Ils ont des antennes de Martiens,

C'est une armée de Lilliputiens

Prêts pour l'attaque

Et la morsure

Des petites jambes des enfants de géants...

 

Des tiges aux pointes bleues et vertes

Parfois violettes

Qui vous caressent et vous menacent

Les mollets sans socquettes

Si vous passez un peu trop près...

 

Tiges curieuses au toucher

Souples et cassantes

A la fois liquides et rigides

Hautes herbes d'un talus imaginaire

Qui descendrait vers la rivière...

 

Mais en contrebas,

Faut le dire tout bas,

Pas d'eau, pas de rivière,

Juste un radeau 

De pommes de terre...

 

Un bateau naufragé

Echoué

Depuis l'automne dernier

Sur le sable 

De la cave...

 

A son bord, des êtres venus d'ailleurs,

Pour entourer de leurs bras minuscules,

Chacun de nos tubercules,

Ils tournent leurs têtes incrédules

Vers le trou d'air et de lumière du soupirail...

 

De sa canne autoritaire,

Tante Laure pointe alors le tas,

L'immense tas,

De pommes de terre toutes emberlificotées

Dans leurs tiges bizarrement tricotées...

 

La Tante dit, chaque année sur le même ton :

"Allez, au travail, c'est le moment, faut qu'on dégerme !"

Je n'aime pas le temps du dégermage,

Sauf pour une raison, une seule,

Mais c'est un secret...

 

A chaque fois,

Ma petite soeur et moi,

On s'assoit 

A même le sol de sable et de terre

On commence, pomme de terre après pomme de terre...

 

C'est le temps de la danse

Ou de la contre-danse,

Le temps qu'on pense

Et qui compense

L'absence de vacances...

 

C'est l'après-midi du jeudi,

Faut bien que les enfants, on les occupe,

Même si on n'est pas dupe,

On sait bien qu'y a pas d'âge

Pour la science du dégermage...

 

A la fin, la toute fin,

Quand tout est fini, vraiment fini,

Sous le tas, à l'endroit du tas,

Bousculé, dérangé, déplacé,

Et reconstitué juste à côté...

 

Soudain, on s'écrie, ma petite soeur et moi :

" Elle est là ! "

Superbe, gracieuse, étonnante, elle-même étonnée,

Dans robe noire marbrée de jaune,

La peau si douce et si fine de son ventre orange...

 

La Tante s'énerve : " Ne la touchez pas !

C'est la créature du diable ! "

Je n'en crois rien

Je la trouve belle, trop belle,

Je la garde longtemps au creux de ma main...

 

Je caresse longtemps, doucement,

La peau fine et douce de son ventre orange.

A jamais, pour moi, le temps du dégermage,

C'est cette salamandre au ventre orange qu'on dérange

Dans son sommeil diurne...

 

Sous l'oeil de la Tante soudain taciturne

Qui claque d'un coup sec

La porte de la cave et s'exclame :

"Allez, les enfants, c'est fini,

Rentrez chez vous

Le dégermage est terminé ! "

 

Avant, bien sûr, après une dernière caresse,

La salamandre, je l'ai rendue

A la terre sableuse de la cave

Dans le coin le plus sombre

Tout près du nouveau tas de pommes de terre...

 

Dégermées, prêtes à retourner en terre,

Pour faire de nouvelles pommes de terre.

 

 

© Jean-Louis Crimon

(Eloge de la pomme de terre)

 

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