Pommes de terre à dégermer. © Emmanuel Lattes.
Je ne sais plus quand
Précisément
Vient le temps
Où l'on descend
A la cave...
Là, dans un coin,
Le plus sombre,
Il y a des êtres étranges
Qui n'aiment pas
Qu'on les dérange...
Ils ont des antennes de Martiens,
C'est une armée de Lilliputiens
Prêts pour l'attaque
Et la morsure
Des petites jambes des enfants de géants...
Des tiges aux pointes bleues et vertes
Parfois violettes
Qui vous caressent et vous menacent
Les mollets sans socquettes
Si vous passez un peu trop près...
Tiges curieuses au toucher
Souples et cassantes
A la fois liquides et rigides
Hautes herbes d'un talus imaginaire
Qui descendrait vers la rivière...
Mais en contrebas,
Faut le dire tout bas,
Pas d'eau, pas de rivière,
Juste un radeau
De pommes de terre...
Un bateau naufragé
Echoué
Depuis l'automne dernier
Sur le sable
De la cave...
A son bord, des êtres venus d'ailleurs,
Pour entourer de leurs bras minuscules,
Chacun de nos tubercules,
Ils tournent leurs têtes incrédules
Vers le trou d'air et de lumière du soupirail...
De sa canne autoritaire,
Tante Laure pointe alors le tas,
L'immense tas,
De pommes de terre toutes emberlificotées
Dans leurs tiges bizarrement tricotées...
La Tante dit, chaque année sur le même ton :
"Allez, au travail, c'est le moment, faut qu'on dégerme !"
Je n'aime pas le temps du dégermage,
Sauf pour une raison, une seule,
Mais c'est un secret...
A chaque fois,
Ma petite soeur et moi,
On s'assoit
A même le sol de sable et de terre
On commence, pomme de terre après pomme de terre...
C'est le temps de la danse
Ou de la contre-danse,
Le temps qu'on pense
Et qui compense
L'absence de vacances...
C'est l'après-midi du jeudi,
Faut bien que les enfants, on les occupe,
Même si on n'est pas dupe,
On sait bien qu'y a pas d'âge
Pour la science du dégermage...
A la fin, la toute fin,
Quand tout est fini, vraiment fini,
Sous le tas, à l'endroit du tas,
Bousculé, dérangé, déplacé,
Et reconstitué juste à côté...
Soudain, on s'écrie, ma petite soeur et moi :
" Elle est là ! "
Superbe, gracieuse, étonnante, elle-même étonnée,
Dans robe noire marbrée de jaune,
La peau si douce et si fine de son ventre orange...
La Tante s'énerve : " Ne la touchez pas !
C'est la créature du diable ! "
Je n'en crois rien
Je la trouve belle, trop belle,
Je la garde longtemps au creux de ma main...
Je caresse longtemps, doucement,
La peau fine et douce de son ventre orange.
A jamais, pour moi, le temps du dégermage,
C'est cette salamandre au ventre orange qu'on dérange
Dans son sommeil diurne...
Sous l'oeil de la Tante soudain taciturne
Qui claque d'un coup sec
La porte de la cave et s'exclame :
"Allez, les enfants, c'est fini,
Rentrez chez vous
Le dégermage est terminé ! "
Avant, bien sûr, après une dernière caresse,
La salamandre, je l'ai rendue
A la terre sableuse de la cave
Dans le coin le plus sombre
Tout près du nouveau tas de pommes de terre...
Dégermées, prêtes à retourner en terre,
Pour faire de nouvelles pommes de terre.
© Jean-Louis Crimon
(Eloge de la pomme de terre)