"Du côté de chez Swann". Marcel Proust.1913. © Jean-Louis Crimon
" Longtemps, je me suis couché de bonne heure", l'incipit de Du côté de chez Swann, premier des quinze volumes consacrés par Marcel Proust à La Recherche. La recherche du temps perdu. L'une des phrases les plus célèbres de la littérature française.
Ce soir, avant de vous endormir, pourquoi ne pas relire aussi ces premières phrases qui suivent cette toute première phrase. Cette attaque insolite et inoubliable. Cette phrase des phrases, par laquelle toutes les phrases sont possibles. " Longtemps, je me suis couché de bonne heure."
Non, ne pensez pas : allez avoir l'envie d'écrire après ça ! Commencez simplement par lire ou relire. Par avoir envie de lire.
" Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire :"Je m'endors". Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais encore avoir dans les mains et souffler ma lumière ; je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François 1er et de Charles Quint."
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" Quelquefois, comme Eve naquit d'une côte d'Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d'une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j'étais sur le point de goûter, je m'imaginais que c'était elle qui me l'offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s'y rejoindre, je m'éveillais. Le reste des humains m'apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j'avais quittée il y avait quelques moments à peine; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d'une femme que j'avais connue dans la vie, j'allais me donner tout entier à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s'imaginent qu'on peut goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s'évanouissait, j'avais oublié la fille de mon rêve."
On dit que Proust avait lu "Matière et Mémoire" de Bergson en 1910. Bergson qui écrivait : "Un être humain qui rêverait son existence au lieu de la vivre tiendrait sans doute ainsi sous son regard, à tout moment, la multitude infinie des détails de son histoire passée."
La clef de La Recherche dans Matière et Mémoire, je n'y avais jamais pensé.
© Jean-Louis Crimon