Mes amis. Emmanuel Bove. 1924. Lettre de Colette de Jouvenel. © Jean-Louis Crimon
"Mes amis", titre du premier roman d'Emmanuel Bove, est publié en 1924 aux éditions Ferenczi et Fils. L'auteur, de son vrai nom Emmanuel Bobovnikoff, n'est âgé que de 26 ans. Le narrateur du roman, Victor Bâton, passe ses journées à ne rien faire, vivant, tant bien que mal, de sa pension d'invalidité. Pour sortir de son ennui et de sa torpeur, il aimerait se trouver un grand ami. Il part donc en quête de cette amitié salvatrice. Pense la trouver à chaque nouvelle rencontre. Mais ses enthousiasmes se soldent à chaque fois par un échec.
Par le plus grand des hasards, je suis un jour tombé sur une lettre de Colette de Jouvenel prenant la cause de "Mes Amis", le roman de Bove. Lettre autographe signée, sur papier bleu garance, avec pour en-tête, une adresse: 69, Boulevard Suchet, et un téléphone: Auteuil 06.27. Le document est intéressant, même s'il ne comporte pas de date précise. La lettre a vraisemblablement été écrite en 1924.
"Chère Madame, avez-vous lu le livre d'Emmanuel Bove, qui court sa chance auprès d'un jury dont vous êtes la plus belle jurée ? Ce livre est intitulé "Mes amis", et je vous défie de le feuilleter sans le lire tout entier.
"Cette misère de Victor Bâton, c'est la misère de Bove. Mais seul son talent a le droit de compter. Donnerez-vous votre voix à Mes Amis ?
"Dans tous les cas, vous serez tentée de la lui donner. Je vous remercie quoi qu'il arrive, et je vous demande de me croire bien amicalement à vous."
Colette de Jouvenel
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Ce Victor Bâton, en fait Emmanuel Bove lui-même, selon Colette, est le personnage principal d'un roman plus profond qu'il n'y paraît. Simplicité apparente de l'écriture, sens du détail dérisoire, essentiel pourtant, ironie et compassion mêlées dans un même mouvement, vont conférer à Bove une place particulière dans la littérature française.
"Un nuage cacha le soleil. La rue tiède devint grise. Les mouches cessèrent de briller. Je me sentis triste. Tout à l'heure, j'étais parti vers l'inconnu avec l'illusion d'être un vagabond, libre et heureux. Maintenant, à cause d'un nuage, tout était fini. Je revins sur mes pas." (Mes amis, page 83.)
La parution de "Mes amis" dans la collection dirigée par Colette chez Ferenczi sera saluée par la critique de l'époque et marquera pour Emmanuel Bove le vrai départ de sa carrière littéraire. Jalonnée par de grandes rencontres: Rainer Maria Rilke, Philippe Soupault, Max Jacob et Max-Pol Fouchet. Jalonnée tout autant de grands textes: "Armand" et "Bécon-les-Bruyères". Puis, pour la seule année 1928, "Un père et sa fille", "Coeurs et Visages", "Une fugue", "La mort de Dinah" et "L'amour de Pierre Neuhart".
A relire aujourd'hui, pour la pureté du style et la pudeur des sentiments. A moins que ce ne soit l'inverse. Chez Bove, c'est tout autant et réciproquement.
Fils d'un père juif ukrainien et d'une mère luxembourgeoise, découvert par Colette, admiré par Rilke, célébré par Beckett pour son "sens du détail touchant", on a pu dire de Bove qu'il était "le romancier de la défaite et de la misère intérieure, le peintre de la médiocrité à l'état brut". Jugement beaucoup trop sommaire et terriblement injuste. Que la postérité a définitivement balayé. Bove est beaucoup plus que cela.
© Jean-Louis Crimon