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17 mars 2016 4 17 /03 /mars /2016 00:02
Copenhague. La tombe de Hans-Christian Andersen. 17 mars 2016. © Jean-Louis Crimon

Copenhague. La tombe de Hans-Christian Andersen. 17 mars 2016. © Jean-Louis Crimon

Lettre à moi-même

Cher Danois de coeur,

Tu te souviens du temps où tu étais journaliste dans cette ville incroyable. C'était dans l'autre siècle. Ce siècle aux années mille neuf cents. Début des années 90. Mille neuf cent quatre vingt-douze. Jusqu'en quatre vingt-quinze.

Le midi comme le soir, la Bredgade est la rue que tu prends pour rentrer chez toi, à pied, sans trop flâner, mais sans vraiment te presser. Que tu reviennes de la piétonnière Stroget ou que tu sortes du plus vieux café de Copenhague, le Hvide Vinstue, juste en bas de Kongens Nytorv -textuellement la Nouvelle Place du Roi-, tu aimes remonter par le trottoir de droite de Bredgade, passer devant la vitrine de l'antiquaire-bibliophile, et t'y arrêter quelques instants pour lire sur des couvertures jaunies par le temps les titres des ouvrages en danois. Puis, tu continues ton chemin jusqu'à Sankt Annae Plads, là où se trouve la statue d'un Roi du Danemark à cheval, Christian X, je crois, le grand-père de Margrethe, l'actuelle Reine des Danois. Tu prends ensuite la première à gauche, Amaliegade, jusqu'au numéro 4, là où tu habites depuis deux ans et demi. La Rue Royale, disent les Danois.

C'est vrai qu'elle conduit à Amalienborg, la place du Château, le Palais où la Reine Margrethe et le Prince Henrik habitent à certains moments de l'année. Il n'est d'ailleurs pas rare - le Danemark est réellement un pays très démocratique -, de croiser la Reine ou le Prince dans la rue, comme de simples citoyens. Quand la chose se produit, un petit signe de tête et un sourire suffisent à se dire bonjour. Margrethe et Henrik continuent leur chemin et toi le tien. En France, on a coutume de dire "Le roi n'est pas mon cousin". Ici, au Danemark, tu avoues humblement, non sans une petite pointe de fierté: la Reine est ma voisine et le Prince est mon voisin. Ça fait sourire tes amis danois et rêver tes amis français. Toi, ça t'amuse... souverainement.

C'est en avril de ta dernière année à Copenhague que cette histoire t'est arrivée. Ce devait être un début de semaine. Un mardi ou un mercredi. A la mi-journée. A la vitrine de l'antiquaire-bibliophile, une curieuse paire de gants attire ton regard, des gants en cuir blanc, devenus sépia avec les années. Un petit texte en anglais indique que les gants ont appartenu à Hans Christian Andersen et qu'ils lui ont été retournés en juin 1875, peu de temps avant sa mort.

Près du petit carton où est frappé à la machine à écrire le texte explicatif en anglais, est indiqué le prix de la paire de gants: 8.000 couronnes danoises. Un peu plus de 7.000 francs français. Sans hésiter, te pousses la porte et d'emblée, confie à la propriétaire des lieux, ton vif intérêt pour la chose.

" - Qu'en ferez-vous ? dit-elle. Vous n'y songez pas ? Et puis sont-ils vraiment authentiques ? Notez, je pense qu'ils le sont, mais enfin, c'est insensé. Un Français acheter 8.000 couronnes les gants du plus célèbre des Danois ? Et pour quoi faire ?

- Madame, je vais vous dire pourquoi.

- Pas question, ça doit rester au Danemark. Ça doit être acheté par un Danois, ou par le Musée Andersen à Odense. Mais vous, qu'en ferez-vous ?

- Madame, si vous me le permettez, si vous me laissez parler, je vais vous expliquer pourquoi.

- Bon, si vous y tenez... "

La dame s'asseoit derrière son bureau, dans l'arrière-boutique, et t'invite à prendre place en face d'elle. Tu reprends: quand j'aurai fait l'acquisition de cette paire de gants, je rentrerai chez moi, dans mon appartement, à Amaliegade, je m'installerai à ma table de travail. Délicatement, je sortirai les gants de leur emballage de carton, et je les passerai...

- Vous êtes fou, monsieur !

- Non, madame, je les passerai et je me mettrai à ma machine à écrire, une machine à écrire danoise, madame, acheté au marché aux puces d'Israël Plads, avec un clavier non pas de vingt-six lettres, comme dans l'alphabet français, mais de vingt-neuf lettres, avec les trois voyelles danoises, æ, å et ø...

- Vous êtes fou, monsieur.

- Non, madame, passionné, simplement passionné.

- Vous êtes bizarre, si vous n'êtes pas fou. "

Après un court silence, tu poursuis : Madame, avec les gants de Hans Christian Andersen, si je me mets au clavier de ma machine à écrire danoise, je composerai, j'en suis sûr, les nouveaux contes d'Andersen, ceux qu'il écrirait aujourd'hui, si cent-vingt ans plus tard, -il est mort en 1875, n'est-ce pas ? et nous sommes en 1995- si cent vingt ans plus tard, il revenait se promener à Nyhavn, dans les tavernes du vieux port de Copenhague.

- Monsieur le Français, vous n'y pensez pas !

- Bien sûr que si, madame la Danoise, au-delà de l'achat des gants portés -peut-être- par le conteur le plus célèbre au monde, j'affirme un projet littéraire d'une grande envergure : la réécriture dans le langage de cette fin de vingtième siècle des histoires écrites, au dix-neuvième, par Hans Christian !

- Comment ça ?

- Très simple, donnez-moi le premier des contes de Hans Christian Andersen qui vous vient à l'esprit...

- La Petite Fille aux allumettes !

- Que diriez-vous de La Gamine au briquet ? Un autre titre, madame ?

- La Bergère et le Ramoneur.

- Je ferai La Meuf et le Chauffagiste. Un dernier titre, madame ?

- Les Habits neufs de l'Empereur.

- Simple, ce sera Le Nouveau costard du Président ! "

Sacrilège, sacrilège, s'exclame cette fois vraiment en colère la Bibliophile de Bredgade. Joignant le geste à la parole, elle te montre la porte: sortez d'ici avant que je n'appelle mon mari. Ou la Police. Un Français n'a pas le droit de faire de pareilles choses avec les gants de notre Andersen national.

...

C'était il y a 20 ans et un peu plus, mais tu revis la scène comme si c'était avant-hier. La Boutique de l'antiquaire-bibliophile n'existe plus. Elle est devenue un magasin de prêt-à-porter. Ce qui n'est pas très grave. C'est dans l'air du temps. On porte plus volontiers les fringues que les idées. Ce qui te chagrine davantage, c'est de ne pas savoir où sont passés les gants d'Andersen et surtout qui a bien pu les acheter ? C'est ce que tu es allé lui dire, aujourd'hui, devant sa tombe. Vingt ans plus tard, tu ne te pardonnes pas encore de ne pas lui avoir "sauvé" ses gants.

Il ne fallait pas hésiter. Tu le sais bien depuis le début. C'est même une vérité première: la vie ne prend pas de gants avec les hésitants.

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