Souvent tu te dis que tu as eu une vie en noir et blanc. Sur la photo, tu as les mains jointes, tu viens de t'agenouiller, l'Évêque te fait le signe de croix sur le front. L'Abbé Dentin, le Supérieur du Petit séminaire, pose sur toi un regard noir, comme empreint d'un gros reproche. En fait, tu n'y es pour rien, mais l'homme qui pose sa main droite sur ton épaule, n'est pas ton vrai parrain de confirmation. C'est le parrain de l'enfant qui te suit dans le long cortège des aubes blanches. Le trio ecclésiastique lui a fait comprendre qu'il devait suppléer, pour Dieu et pour le photographe, ton parrain défaillant. Ton parrain, le parrain prévu, t'a fait faux bond. Disons qu'il s'est dégonflé. Au dernier moment. Tu te sens trahi, abandonné, lâché par celui en qui tu as placé toute ta confiance. Ton parrain, c'est ton grand-père. Grand-père Edouard, manoeuvre dans le bâtiment.
Pourtant, tout s'était bien déroulé jusque là. La communion solennelle avait été un grand moment de la fin de matinée. La messe chantée en latin une réussite aux dires des prêtres et du Père Supérieur. Le déjeuner qui réunissait tous les communiants et leurs familles avait été parfait. Le menu très commenté. Très apprécié surtout.
Tu ne comprends pas ce qui a pu se passer dans la tête de ton grand-père adoré. Tu te dis que c'est à cause du défilé, dans le choeur de l'Eglise Saint-Martin, de tous ces beaux habits et de ces beaux souliers vernis. Un truc, quand vous êtes pauvre, à vous donner le tournis. Edouard, jusque-là irréprochable, ne se sent soudain pas très à l'aise dans ses habits d'ouvrier. Pour la première fois de sa vie, la seule sans doute, Edouard a honte de ne pas être comme les autres hommes en impeccable costume croisé. Grand-mère Edith a beau lui labourer les côtes de plusieurs coups de coude bien appuyés, rien n'y fait : Edouard est têtu, il ne bouge pas de son banc.
Tu es seul face à l'autel et à la troïka divine. Tu te dis que ce Dieu "qui voit tout, qui sait tout et qui est partout ", aurait dû prévoir le coup. Ne pas t'imposer cette humiliation de te retrouver seul, sans ton parrain de confirmation. "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as tu abandonné... ", te dis-tu, en pensant au célèbre crucifié.
Dans "Rue du Pré aux Chevaux", paru en 2003, tu mets en scène cet incident fondateur, avec tout juste ce qu'il faut d'invention pour que l'autobiographie se métamorphose en roman.
" Ce qui devait arriver arriva. Je suis le seul petit séminariste à me présenter sans parrain de confirmation. Entorse scandaleuse au rituel sacré. Je suis le mouton noir au milieu du troupeau d'aubes blanches. Tremblant de toute mon âme, je m'avance quand même - que puis-je faire d'autre ? - vers Monseigneur l'Evêque, assis sur son trône, la main droite posée sur la crosse d'or et d'argent, le regard d'une sévérité terrifiante.
- Et le parrain ? Où est le parrain ?
Mort de honte, j'esquive : "Je ne sais pas. Peut-être qu'il n'a pas pu venir...". Mensonge. Mensonge et nouveau péché. Je suis à nouveau pécheur.
"Placez votre main sur son épaule", lance alors l'Evêque au parrain de l'enfant qui me suit dans la longue file indienne des aubes blanches. J'étais sauvé. Je bénissais le ciel et la lettre C de mon nom de ne pas m'avoir placé en dernière position du cortège des confirmants. Je trouvais géniale l'astuce de Monseigneur l'Evêque, volant à mon secours, dans un réflexe aussi pastoral qu'inespéré."
Les mots pour guérir les maux. Tu as compris ça très tôt.
© Jean-Louis Crimon