C'est souvent la même question. " Est-ce que vous accepteriez de venir dans ma classe au Collège, parler à mes élèves de votre roman ? Je vous préviens, nous n'avons pas de budget pour vous rétribuer !" Pas de problème, je dois tout à l'Ecole de la République, je suis gratuit. Date fixée, rendez-vous pris.
D'abord, relire un extrait de "Verlaine avant-centre". Pages 108 et 109. Histoire de se motiver. Bien sûr, les élèves ont lu le roman. Des passages ont même été étudié en classe. Ce n'est pas toujours possible. Le face à face avec la classe réserve toujours des surprises. Mieux vaut se préparer quelques antisèches, au cas où...
"La ponctuation est pour moi la technique utile au jeu d'écrire, comme le jonglage se révèle précieux pour apprendre à contrôler la balle. C'est une respiration dans le match que l'écrivain livre avec les phrases et avec les mots, une manière de temporiser, de maîtriser la partie, avant de relancer, de jouer en profondeur, sans se refuser, si l'opportunité se présente, un superbe changement d'aile. Histoire de dérouter le lecteur.
"Les deux-points représentent le but par lequel doit passer la phrase. Bien construite, bien menée, bien appuyée par les arrrières et les demis, elle va droit au but, elle atteint son but, elle marque. La virgule, c'est le contrôle à une touche de balle, avant le dribble court, ce dribble irrésistible qui met l'adversaire dans le vent, comme on embarque son lecteur pour mieux le prendre à contre-pied. Le point d'exclamation ponctue une belle action de jeu: c'est le joueur étonné de voir son tir raser de près le poteau et choisir de passer juste à côté du cadre ! Le point d'interrogation, n'est-ce pas le goal qui saute et qui se demande une fraction de seconde s'il va bloquer ou dévier en corner. D'une claquette dans le cuir, in extremis, pour l'expédier au-dessus de la transversale ? Ou alors, les deux mains en écran, pour stopper la trajectoire du ballon, l'arrêtant net dans sa course, tout en accompagnant le mouvement ? Les deux mains en écran : deux parenthèses qui effacent la tentative de but.
"Les points de suspension: une action dont on ne sait si le ballon va mourir en touche ou en six mètres, phase de jeu mal maîtrisée comme une phrase mal ficelée ou une idée confuse qui reste en suspens, parce qu'on ne sait pas comment conclure. Le point, c'est le rond central, le lieu de l'engagement, là où la rencontre commence, là où l'on revient toujours après un but marqué pour engager à nouveau, comme dans l'écriture : à chaque point, ça repart. Comme si rien n'était joué. Comme si tout était à refaire. Ça repart et ça va plus loin. Dans le match de l'écrivain avec les mots."
Se relire est toujours une réelle épreuve. Entre fierté et torture. L'auteur est à la fois fier et heureux que le livre existe, qu'il soit toujours vivant, et malheureux devant les imperfections, les facilités et les faiblesses qui apparaissent soudain en pleine lumière. L'auteur se dit qu'il aurait dû travailler davantage son texte. Mais comme il ne veut pas succomber à la "nouvelle édition revue et corrigée", il avouera simplement aux élèves son sentiment. Il ira jusqu'à leur dire : "Je ne suis pas un écrivain. Camus est un écrivain. Flaubert est un écrivain. Maupassant est un écrivain. Je ne suis pas un écrivain. Je ne suis qu'un romancier. " Leur professeur a trouvé ça très bien. Certains élèves n'ont pas vraiment saisi la nuance. Pas très grave, leur a dit l'auteur en leur tirant sa révérence, il faut parfois toute une vie pour comprendre la différence.
© Jean-Louis Crimon
Verlaine avant-centre. Le Castor Astral. Janvier 2001.