L'exil n'est pas une punition, c'est une chance. Un cadeau quand la vie est un fardeau. Choisir l'exil, ce n'est pas choisir la fuite, c'est choisir de persévérer dans son être.
L'exil n'est pas une punition, c'est une chance. Un cadeau quand la vie est un fardeau. Choisir l'exil, ce n'est pas choisir la fuite, c'est choisir de persévérer dans son être.
Les propos du samedi par André Billy. Le Figaro Littéraire. Semaine du 2 au 8 janvier 1964. SUITE ET FIN.
"Quand nous étions en voyage, dit-elle encore, s'il me voyait engagée dans la plus innocente conversation, il arrivait à grandes enjambées, l'air furieux, et ordonnait à la personne qui me parlait de me laisser tranquille, parce que, disait-il, je lui appartenais. Alors je me fâchais contre lui, je refusais d'avoir affaire à lui, je refusais de lui parler... "
Un jour, à Londres, il lui acheta un boa en plumes. Mrs Payden était furieuse. Elle ne laissa sortir sa fille avec Guillaume qu'après lui avoir fait promettre d'être rentrée pour neuf heures. Il l'emmena chez son ami l'Albanais, dont la maîtresse attendait un enfant et qui prépara pour eux un lit dans le salon. Epouvantée, Annie refusa de rester. A neuf heures, elle réintégra le toit familial. "Ma mère était furieuse... " Ces mots revenaient sur ses lèvres comme un refrain.
Elle s'était mis dans la tête d'émigrer dans un pays dont le nom commence par un A : Amérique, Australie... Pourquoi pas l'Afghanistan ? C'est cependant pour échapper à Guillaume qu'elle prit le faux prétexte d'un engagement aux Etats-Unis.
Le grand argument qu'il avançait pour la séduire était qu'il la ferait comtesse, qu'il descendait d'une famille de la noblesse russe pleine de généraux. Il parlait beaucoup de sa mère, de son père jamais, et pour cause...
"Je revois encore Kostro me faisant au revoir de la main à la gare. Etait-ce Waterloo ou Victoria ? Il était à moitié sorti de la fenêtre. C'est la dernière image que j'aie de lui. J'ai gardé un pendentif qu'il m'a donné... "
Mrs Postings alla chercher un grand coffret plat, d'une forme compliquée. L'intérieur du couvercle était capitonné de satin blanc et portait le nom d'une bijouterie de la chaussée d'Antin. L'intérieur était un vrai labyrinthe en forme de coeur, dans les replis duquel on voyait un bijou finement travaillé, décoré d'émail noir, avec une bordure de fausses perles, le tout typiquement modern style et d'aspect plus voyant que précieux. Qu'Annie ait gardé ce souvenir de Guillaume qu'elle avait oublié, qu'elle l'ait même encore sous la main, c'est curieux.
Quant à Mme Vockins, qui avait douze ans quand sa soeur en avait vingt, elle reçut de Paris une bague que sa mère ne lui laissa porter que dans les grandes occasions. Elle aussi a gardé ce souvenir de Guillaume. Elle le montra aux visiteurs : un cercle de métal avec une petite perle entourée de diamants dont Annie dit en le voyant que Kostro l'avait certainement volé à sa mère, mot dont elle ne se souvient pas. " Merci pour votre visite, dit-elle aux trois amis quand ils remontèrent en voiture. Je crois que je vais faire de beaux rêves cette nuit. J'ai, grâce à vous, l'impression de ne pas avoir vécu en vain." Pensée un peu tardive qu'elle aurait pu avoir il y a dix ans, quand elle apprit par qui elle avait été aimée, mais c'est pêut-être seulement l'année dernière qu'elle a compris l'importance d'Apollinaire.
Nous devons la publication de cet article du New York Times à Michel Decaudin, prince de l'érudition apollinarienne, et qui a réuni dans un numéro spécial de la Revue des lettres modernes d'autres textes relatifs au poète d' Alcools, à sa vie et à son oeuvre, mine inépuisable de trouvailles et de recoupements.
André Billy
de l'académie Goncourt.
Suite des propos du samedi par André Billy. Le Figaro Littéraire. Semaine du 2 au 8 janvier 1964.
"Elle avait quatre-vingt-trois ans. Sa soeur continuait d'exploiter la pension pour chiens créée par son mari. Mrs Vockins servit le sherry et des biscuits. Chose curieuse, Mrs Postings, qui le savait pourtant depuis dix ans, semblait avoir oublié qu'Apollinaire était un poéte célèbre, qu'une rue de Paris portait son nom, qu'un monument avait été élevé à sa mémoire dans un square, qu'on avait fait un cours sur lui en Sorbonne. Elle paraissait déconcertée.
"Essayez de comprendre combien tout cela est étrange pour moi, dit-elle. Je savais que Kostro écrivait dans sa chambre, chez la comtesse, mais je n'avais pas la moindre idée de ce qu'il écrivait. Je n'ai plus rien su de lui après que lui et moi eûmes quitté Londres en 1904. Il était tellement pressant que j'avais dit à ma mère de ne pas me faire suivre ses lettres s'il m'en écrivait. J'ai trouvé une situation en Californie. A vingt-sept ans, j'ai épousé M. Postings et notre vie conjugale a duré vingt-cinq ans, jusqu'à sa mort. Après j'ai été gouvernante chez M. et Mrs Jackson, à Santa Barbara, pendant un autre quart de siècle. J'avais complétement oublié le peu de français que j'avais su. Je n'ai pas été capable de lire les poèmes que M. Breuing m'a envoyé et ne peux vraiment pas comprendre ce qu'ont à voir avec moi toutes les choses que vous me racontez. Surtout que j'étais alors une petite oie blanche d'Anglaise bien ignorante et bien plus jeune que mes vingt ans. Je n'ai vraiment pas été chic avec Kostro." Elle remarqua, comme pour s'excuser que, si elle l'avait été, il n'aurait pas écrit ces beaux poèmes, ce qui n'est pas tout à fait exact. Il aurait souffert aussi pour Marie Laurencin et, s'il n'avait pas souffert pour Marie, il aurait souffert pour d'autres. "Que pouvais-je faire, continua-t-elle. Kostro ne pouvait pas vraiment me faire la cour en paroles puisque je savais très peu de français et lui très peu d'anglais. Et ce n'est pas moi qui lui aurait permis autre chose. On m'avait fait la leçon à la maison avant mon départ. Ma soeur et moi avions reçu l'éducation la plus stricte. Mon père était d'une telle rigueur qu'il s'en rendait compte et s'appelait lui-même l'archevêque de Canterbury. Je ne crois pas que l'on ait su dans ma famille qu'il y aurait un jeune homme chez la comtesse. Kostro était si exalté que je refusais de reser seule avec lui, mais parfois la comtesse nous ordonnait d'aller nous promener ensemble; elle ne se doutait pas de ce qu'elle faisait; elle croyait Kostro amoureux d'elle; elle était persuadée que tout le monde l'était. L'attitude de Kostro à mon égard me faisait peur, il lui arrivait de me conduire dans un sentier dangereux et il me menaçait, si je refusais de l'épouser, de se jeter dans un précipice. Il me disait: "Tout homme tue l'être qu'il aime."
Annie, qui n'a probablement pas lu Oscar Wilde, est incapable de nous dire, mais c'est probable, si Guillaume lui a cité les vers fameux de La Geôle de Reading:
Et tous les hommes tuent l'être qu'ils aiment.
Que tous entendent ces paroles.
Certains le font d'un regard cruel,
D'autres le font d'un mot flatteur;
L'homme lâche le fait avec un baiser;
Et l'homme brave avec une épée.
SUIVRA.
Il arrive parfois au bouquiniste de faire, dans un lot de livres dont on veut se débarasser, des découvertes plus ou moins extraordinaires. Notes manuscrites oubliées, rarement signées. Images pieuses. Faire-part de mariage ou de décès. Tickets de train ou de métro. Billets de théâtre ou de cinéma. Le plus souvent, ce sont des articles, découpés plus ou moins soigneusement et pliés en quatre - ou en huit, selon le format du journal. Pas toujours en rapport avec l'auteur ou le sujet du livre qui a abrité pendant des années, souvent des dizaines d'années, la coupure de presse en question.
L'article dont je veux aujourd'hui vous faire partager la lecture a été découpé dans le Figaro Littéraire - semaine du 2 au 8 janvier 1964. Titre de la rubrique ou de la chronique: Les propos du samedi par André Billy. Sa lecture, pour qui connaît tant soit peu l'oeuvre d'un certain Kostro, alias Apollinaire, auteur éternel de La Chanson du Mal-Aimé, est d'un intérêt, sinon exceptionnel, du moins assez précieux. On découvre que la belle Annie, qui se voulut insensible aux avances du jeune Guillaume, n'a su que très tardivement par qui elle avait été aimée et chantée. Et même, incroyable cruauté féminine, qu'elle n'hésita pas à tirer, rétrospectivement, une certaine fierté d'avoir su si bien résister aux avances de ce conquérant de Guillaume. Sinon, "il n'aurait pas écrit ces beaux poèmes" !
Lecture.
"Faut-il rappeler dans quelles circonstances Guillaume Apollinaire était devenu amoureux d'Annie Playden ?
Elinor Holterhöff, vicomtesse de Milhau par son mariage, possédait un hôtel à Paris, rue Chalgrin, et des propriétés au bord du Rhin. Pour sa fille Gabrielle, elle avait engagé une gouvernante anglaise. Elle voulut un précepteur français. On lui recommanda Wilhelm de Kostrowitzky, qu'elle engagea aux appointements de cent francs par mois pour trois heures quotidiennes de leçons. Au bout d'un certain temps, la vicomtesse, qui avait acheté une auto, proposa au jeune poète de l'emmener en Allemagne. Attiré par le Rhin et par le charme de la gouvernante, il accepta. Le 22 août 1901, il partit pour Cologne avec Mme de Milhau; la fille et la gouvernante prirent le train. Un tel voyage en auto, à cette époque, c'était une expédition. Se fit-elle sans incident ? L'histoire ne le dit pas. Voilà donc notre Guillaume installé tour à tour à Honnef puis à Neu-Glück, l'étrange castel des Holterhöff où il allait passer l'hiver. Il était déjà épris d'Annie, mais la jeune puritaine, fine et gaie d'ailleurs, lui résistait et, comme il est de règle, plus elle lui résistait, plus il avait envie d'elle. Un périple qu'il fit seul en Allemagne n'arrangea pas ses affaires. La jalousie s'en mêla. Il faisait des scènes à Annie, qui le fuyait de plus en plus. Au terme de son année de préceptorat, il rentra en France désespéré.
"A Paris, il eut quelques passades, mais il n'oublia pas Annie et lorsqu'un écrivain Albanais lui offrit un séjour à Londres, où Annie Playden vivait chez son père, il s'empressa d'accepter. Bons Anglicans, les Playden firent un accueil plutôt frais à cet étranger de nationalité incertaine, de profession plus incertaine encore et catholique par surcroît. Il réussit pourtant à obtenir qu'Annie le guidât à travers Londres. Malgré ses objurgations elle se refusa encore et le pauvre Guillaume revint à Paris Gros-Jean comme devant. C'est alors qu'il écrivit sa célèbre Chanson du Mal-Aimé. L'année d'après, nouveau voyage à Londres et nouvel échec. Annie Playden n'entendit jamais parler de lui jusqu'au jour relativement récent où Robert Goffin, le poète et critique belge bien connu, découvrit qu'elle vivait aux Etats-Unis et lui apprit que le précepteur français qui l'avait poursuivie de ses assiduités cinquante ans plus tôt était devenu un grand poète et qu'on le célébrait depuis sa mort dans tous les pays civilisés.
"Or, l'année dernière, trois apollinariens de marque, Françis Steegmuller, rédacteur au New York Times, le Polonais Norbert Guterman et le professeur de français Le Roy Breuing, apprirent qu'Annie Playden, devenue Mrs Postings, vivait maintenant à Katonah, chez sa soeur, Mrs Vockins, propriétaire pour chiens. Par un bel aprés-midi d'automne, ils prirent l'autoroute de Sawmill River au bout de laquelle, ayant tourné à gauche et franchi le pont, ils parvinrent au n°221 de Bedford Road, à Katonah. C'est, à demi cachée par des arbres, une maison de bois, déjà ancienne, peinte en gris et précédée d'une pelouse. Le chenil est dans le fond. Les voyageurs furent reçus par Mrs Vockins, femme grande, maigre, souriante, vêtue d'un pantalon vert, qui s'excusa de les introduire par la cuisine. Sur la cuisinière mijotait le dîner des chiens. Le salon et la salle à manger étaient encombrés de meubles vieillots. "Tantine ! Tantine ! appela Mrs Vockins avec un fort accent anglais. Des Messieurs pour toi ! " Tantine était le nom que les fils de Mrs Vockins donnaient à leur tante. Alors apparut celle que Francis Steegmuller décrit comme la créature la plus délicieuse qu'il ait jamais vue, potelée, rose sous ses cheveux blancs. Elle souriat de ses lèvres et de ses yeux qui étaient de la couleur du bleuet et brillaient plus que les fleurs de sa robe. Le Roy Breuing la connaissait déjà. Les présentations faites, elle dit comment elle avait pris sa retraite quelques années auparavant et qu'elle habitait maintenant Katonah avec sa cadette qui était veuve. Elle avait quatre-vingt-trois ans.
SUIVRA.SUIVRA.SUIVRA.
L'an dernier, le peloton des coureurs du Tour de France avait choisi rive droite. Enfin, les organisateurs du traçé du Tour avaient choisi, pour eux, rive droite. Cette année, à quelques encablures de la Présidentielle, les voilà, eux aussi, les rois de la petite reine, rive gauche. Bien sûr, rien à voir avec une quelconque critique - même voilée - de ceux qui, à longueur d'année, font "la roue" (et paon !) et pédalent à côté du vélo. Le chemin qui méne cet après-midi aux Champs (Elysées) n'est pas l'expression d'un "Voeu clair" en ce qui concernerait le chant de l'Elysée.Le signe du chant. Ou le chant du cygne.
Non, le Tour, quai de la Tournelle, pour le bouquiniste astucieux ou cultivé, c'est juste l'occasion de desserrer un peu les cale-pieds. De changer de braquet. De montrer que, côté vélo, il en connaît, lui aussi, un ...rayon.
D'abord, dans son équipe à lui, avec ou sans dossard, en tout cas sans sponsor, ils sont tous là. Les historiques: Albert Londres, Tristan Bernard, Antoine Blondin, Pierre Mac Orlan, Colette. Mais aussi Louis Nucéra, Mes rayons de soleil , Bernard Chambaz, A mon tour, Eric Fottorino, Je pars demain, Christian Laborde, L'Ange de la montagne, Paul Fournel, Besoin de vélo, et Philipe Delerm, La tranchée d'Arenberg.
Le Tour, côté exploits ou performances littéraires, c'est une manière de prolonger le plaisir et ces instants de bonheur. Solitaire ou partagé. Qui n'a jamais souffert dans l'Aspin, le Peyresourde our le Tourmalet, ne saura jamais cet étrange rapport entre la souffrance de l'élévation progressive vers le sommet et l'exigente rigueur à se faufiler dans le peloton des mots et des idées.
Extraits. Albert Londres. Les forçats de la route. 1924.
"Montdidier, arrêt, ravitaillement. Je m'approche du buffet. Je croyais que les géants allaient manger en paix et m'offrir un morceau... J'étais jeune... Ils foncent sur des sacs tout préparés, se jettent sur des bols de thé, m'écrasent les pieds, me pressent les flancs, crachent sur mon beau manteau et décampent...
"Ils ne font pas le Tour de France pour se promener, ainsi que j'aimais à l'imaginer, mais pour courir. Ils courent aujourd'hui jusqu'au Havre, sans vouloir respirer, tout comme s'ils y allaient quérir le médecin pour leur mère en grand danger de mort.
"A Berteaucourt, je vois le premier géant couché sur le dos, au bord de la route. Si je ne vous dis pas son numéro, c'est que justement, il le porte sur le dos. Celui-là a déjà son compte !
"Flixecourt, la première côte. Puisque nous sommes aujourd'hui au premier jour, je tiens à vous présenter toutes les premières choses.
"Pour me venger du coup du buffet, je les ai dépassés et je les attends, non sans quelque sourire, au sommet de la rampe. Ils m'ont "eu" une fois de plus : si je n'ai rien avalé, eux ont avalé... la côte d'un seul coup."
- Ton p'tit appareil, mets-le sur "temps gris et ciel de pluie !"
Boutade habituelle du "grand Bernard" qui adore stigmatiser, à chacun de ses passages devant mes boîtes, une pratique photographique qu'il juge excessive, sinon intempestive. Au début du quai de la Tournelle, pratiquement côte à côte, il y a deux bouquinistes qui se prénomment Bernard. On les définit par leur taille. Il y a donc le grand Bernard et le petit Bernard. L'homme au chapeau noir. Le grand Bernard est plutôt Sciences Humaines et Maspéro. Le petit Bernard, plutôt polar et San-Antonio. Mais grand Bernard ou petit Bernard, aucun des deux n'a vocation à être un saint-bernard.
- Ton p'tit appareil, mets-le sur "temps gris et ciel de pluie !"
- C'est pas un baromètre, c'est un numérique !
- Je sais, mais t'as vu l'temps !
- Tu sais, Bernard, pour la photo, c'est pas le temps qui est important, c'est l'instant ! L'instant décisif, comme disait Cartier-Bresson.
- Ouais, mais bon, c'est pas un temps à faire de la photo !
Le grand Bernard n'en démord pas. Pas un temps à photos. Il poursuit son chemin et sa méditation météorologique en chemin. Moi, beau temps ou mauvais temps, je poursuis ma capture des instants.
Le jour où le "Prix des bouquinistes" sera relancé, son rôle, sa raison d'être, pourrait être de (re) mettre en lumière un roman, un écrivain, tombés dans l'oubli. Pourquoi pas, en partenariat avec une radio amie, republier en Poche le texte oublié et devenu pratiquement introuvable ?
Ce jour-là, je vote pour André Billy et son Approbaniste, que je viens de relire avec un indicible bonheur.
Un roman de Georges Simenon commence sur le quai. L'Enterrement de Monsieur Bouvet. Intéressant au plus haut point de repérer le cadrage toujours très cinématographique de l'écriture de Georges Simenon. Texte écrit en février 1950 et publié aux Presses de la Cité en juin 1950. Réédité, cet été, par Pierre Assouline et Le Monde. Pierre Assouline qui a cette jolie formule "Le Paris de l'Enterrement de Monsieur Bouvet est celui des quais des bouquinistes, où, le romancier ne l'a jamais oublié, le fleuve coule entre des livres."
Le fleuve coule entre les livres. Superbe formule pour les marins en partance que sont, à perpétuité, les bouquinistes. Casquettes au vent, debouts devant leurs ambarcations de fortune. Souvent pour pas une tune. Déchirés entre deux attirances : l'ancre et... l'encre. Un jour, je mettrai mes boîtes sur une péniche et je m'en irai vendre au fil de l'eau. Je léverai l'ancre. Mais c'est une autre histoire...
Pardon, mais je vais zapper volontairement les quatre premiers paragraphes du début du roman de Simenon et je taille allégrement ce qui ne concerne pas directement notre sujet. Tout en vous invitant à lire au plus tôt, dans son intégralité, ce roman de Simenon, et, bien sûr, dans l'édition de votre choix.
Lecture.
...
"Une brise légère communiqua un frémissement au feuillage d'un marronnier, et ce fut, tout le long des quais, un frisson qui gagnait de proche en proche, voluptueux, une haleine rafraîchissante qui soulevait les gravures épinglées aux boîtes des bouquinistes.
...
"Le vieux monsieur à la veste claire avait ouvert un carton rempli d'images et, pour les regarder, appuyé le carton sur le parapet de pierre.
...
"La marchande, assise sur un pliant, remuait les lèvres, sans regarder son client, à qui elle parlait comme une eau coule. Elle tricotait. De la laine rouge glissait entre ses doigts.
...
"Il y avait d'autres boutiquiers, sur des pliants, et d'autres encore qui arrangeaient les livres dans leurs boîtes, car il n'était que dix heures et demie du matin. On voyait l'heure, deux aiguilles noires, sur le cadran blanc de l'horloge, au milieu du pont.
- Monsieur Hamelin ! Venez-vite !
C'était le bouquiniste voisin, aux grosses moustaches et vétu d'une blouse grise. L'étudiant au Leica avait braqué son appareil sur le vieux monsieur couché parmi les images d'Epinal.
...
"La bouquiniste, Mme Poncet, qui avait soixante-cinq ans, restait au premier plan.
- Je vais téléphoner pour l'ambulance municipale, disait le sergent de ville.
- Ce n'est pas la peine. Il habite à deux pas.
- Vous le connaissez ?
- Depuis des années. C'est M.Bouvet, un bon client. Il habite un peu plus loin, quai de la Tournelle, la grande maison blanche où il y a un marchand de musique au rez-de-chaussée."
La mise en bière. Photo Antoine Marette
Il y a des jours sans vie où le bouquiniste traîne un ennui pas possible. Les rares passants des après-midi de ciel gris et d'averses jettent à peine un regard à l'homme qui vend des livres en plein air. Comme s'il n'existait pas. Comme s'il n'était qu'une gargouille de pierre descendue prendre la pose sur le parapet. Histoire de voir la Seine d'un peu plus près. Ces journées grises, même le grand fleuve charrie une mélancolie liquide où l'on peine à noyer cet incroyable chagrin. Face à tous ces livres endormis et à tous ces auteurs morts, le bouquiniste rêve à sa fin prochaine et à son épitaphe future. Trois ou quatre mots. Pas davantage. Tout ça pour ça, lui irait très bien. Oui, simplement ça. Tout ça, toute cette vie, tout ce parcours de détours et de chemins de traverse, tout ce temps passé, à bosser, à rêver, à gamberger, à inventer, toute cette vie, toute cette énergie, tout cet enthousiasme et tout ce désespoir... pour finir, un beau soir, en allongé pour toujours. En gisant, même pas de cathédrale. En statue sans statut. Toute cette vie minuscule et dérisoire, avec ses trois ou quatre pas de géant, pour rien, ou presque. Oui, vraiment, désespérant. Déprimant. Quatre mots pour point final.
Tout ça pour ça.
L'homme s'est approché de mes boîtes avec grâce et lenteur. Il avait traversé à hauteur de la rue de Pontoise. Plutôt grand. Beau visage et beau regard. Beaux cheveux blancs. Tout du sage. Il a d'abord survolé assez rapidement l'ensemble des ouvrages de chaque boîte avant de se mettre à chercher plus méthodiquement. Négligeant le coin des nouvelles et des romans, mais s'attardant, avec un plaisir manifeste, du côté des Essais. N'y tenant plus, il risque: avez-vous des ouvrages sur la Chine ? Je lui indique l'endroit de la troisième boîte où quelques ouvrages sur "Chine, Japon, Mongolie" sont réunis. J'ai vécu dix ans en Chine, vous savez, il y a très longtemps, reprend l'homme, tout en poursuivant sa recherche.
Je le laisse chercher à sa guise. C'est bien de laisser leurs aises aux acheteurs éventuels. Je le sais d'instinct. Ou plutôt d'expérience. Du temps où c'était moi l'acheteur familier des bouquinistes. Quand je n'aimais pas trop qu'on me colle. Qu'on me serre de trop près.
- Je suis en quête d'un ouvrage qui a été publié dans les années trente, chez Payot. Bleichsteiner en est l'auteur. Son titre L'Eglise jaune. Si vous le trouvez, monsieur, vous ferez de moi le plus heureux des hommes. Je veux absolument relire ce livre avant de mourir.
- Qui parle de mourir ?
- Vous savez, j'ai plus de 85 ans, alors, à cet âge, à la mort, on y pense !
- Interdiction de mourir avant que je vous trouve le livre, monsieur, et en bon bouquiniste, soyez-en persuadé, je vais prendre tout mon temps, pour mener mon enquête et ma quête. Laissez-moi votre adresse ou votre téléphone, et je vous informerai de la progression de mes recherches.
L'homme m'a tendu la main. Bonne poignée de main, ferme et franche. Contrat signé. Vie prolongée. Livre vendu. Quand je mettrai la main dessus.