Comment devient-on bouquiniste ? Pas un jour sans que la question ne me soit posée. De façon plus ou mois directe. Souvent "bille en tête" ! Du style "Comment en êtes-vous arrivé là" ? Comme si forcément, avant de se retrouver sur le quai, en vrai marin, ou en vrai marinier, on avait tutoyé les océans ou les grands fleuves. Comme si aussi, d'une certaine façon, c'était déchoir que d'avoir choisi de se retrouver "à quai". Dégradant d'être, par tous les temps, sur le trottoir, dans la rue, à vendre des livres et des revues. Selon celui, ou celle, qui pose la question, selon le ton, selon l'attente, qui se lit facilement dans les yeux des gens, le bouquiniste accepte ou non de jouer le jeu. Le seul jeu qui vaille: le jeu de la vérité. Arrive alors le récit d'exploits et d'aventures incroyables qui conduisent à la belle histoire de l'homme, ou de la femme, qui aimait les livres. Au point un jour de ne plus vivre que pour les livres.
Parfois, mais c'est très rare, et ça se mérite vraiment, je lis des extraits de ma lettre de motivation. Car désormais, la ville de Paris, qui attribue les autorisations d'installation sur le parapet, rive droite et rive gauche, exige des candidats bouquinistes une véritable lettre de motivation, un CV détaillé et une certaine connaissance d'un domaine particulier de la littérature.
Pour le partage de la lettre, le rituel est bien en place. On s'asseoit sur le banc, à cinq pas de mes boîtes, et tout en jetant un oeil à celles et à ceux qui aiment bien emporter des livres sans les payer, - les piqueurs, les voleurs- je commence ma lecture. La lettre date de mai 2009. Je l'ai écrite d'une traite. Sans chercher à plaire. Ni à déplaire d'ailleurs. La relisant, je m'aperçois que je n'ai cité aucun auteur. Stratégie d'instinct. Les auteurs, je les défendrai à l'oral. Car, passé le cap de la lettre de motivation, il y a, bien sûr, comme pour n'importe quel métier ou emploi, l'étape de l'entretien. Un entretien d'embauche, mais oui, pour être bouquiniste sur les quais de Paris. Maintenant, peut-être, place à la lettre.
"Depuis la fin des années soixante, j'ai dû acheter sur les quais des centaines de livres, des milliers sans doute. J'avais 20 ans à peine et j'en ai - bientôt ! - 60. Le temps est venu de rendre un peu de ce que j'ai reçu. De rendre aux quais de Seine tous ces bonheurs de lecture que les quais de Seine m'ont donné. Le temps est venu de remettre en circulation une bonne partie de tout ce que j'ai pu acheter, lire et aimer. Quand on prend de l'âge, on resserre, on recadre, on réduit. On se dit qu'il est temps d'aller à l'essentiel. Des livres qu'on croyait indispensables le deviennent beaucoup moins et on se dit, qu'en littérature aussi, l'essentiel tient peut-être en peu d'ouvrages. Je vous rassure: quelques centaines tout de même.
Vendre ce qu'on a aimé - tous les bouquinistes commencent comme ça ! -n'est pas forcément douloureux si ceux qui emportent vos livres sont aussi passionnés que vous avez pu l'être. Ce doit être même passionnant. Si vous réussissez à transmettre à d'autres "lecteurs/chercheurs/chineurs" ces livres qui vous ont fait rêver, sourire et rire, émus parfois au point d'en pleurer, de tristesse ou de joie, si une fois dans votre vie, vous avez la possibilité de faire découvrir à d'autres ce que vous-même avez pu découvrir, grâce à ces gens merveilleux que sont les bouquinistes, alors la transmission n'est pas un vain mot. Les livres survivent aux hommes qui les écrivent. Etre bouquiniste, c'est exercer ce métier magique qui fait que, longtemps après leur mort, les écrivains, les romanciers, les poètes ou les philosophes, sont toujours vivants. Ecrire, être écrivain, c'est vrai, c'est courir ce risque incroyable et fabuleux de pouvoir continuer à vivre, plusieurs siècles après sa mort.
Raison première de ma candidature à un poste de bouquiniste: défendre la littérature vivante à l'intérieur de cette confrérie faussement étrange. Confrèrie qui possède ce pouvoir fantastique de faire que la littérature, la vraie, soit éternellement vivante. Même si, mortels parmi les mortels, les bouquinistes le savent, l'éternité n'est pas de ce monde. Et de l'autre non plus, d'ailleurs."
Souvent la lecture de la lettre de motivation est prétexte à discussion. C'est fait pour ça. Elle fait naître quelques bons rires moqueurs. Opinions et convictions bien affirmées de part et d'autre donnent naissance à des échanges enflammés. On ne peut pas dire ça. Ou alors pas comme ça. Vous ne donnez aucun exemple. Aucun nom d'auteur. Votre lettre est beaucoup trop générale. Beaucoup trop dans les idées de fond. Ah si moi, j'avais candidaté... vous auriez vu !
- Qu'à cela ne tienne, monsieur, candidatez, candidatez, il y a encore de nombreux espaces à prendre sur le parapet !
- Vous n'y pensez pas, voyons, j'ai une situation respectable et une famille de même. Que penseraient-ils de moi, les miens ?
- Nous-y voilà. La "respectabilité" ! ...
Dans ce cas-là, je replie la lettre et je la range pour une autre fois. Pour une oreille plus complice. Une écoute plus fraternelle. Sinon je poursuis la lecture. Assez souvent à la demande de l'intéressé(e).
"J'ai bien conscience qu'il y a pléthore de candidats et que réussir à être dans les 10 ou 20 premiers de la liste d'attente, peut prendre, à ce qu'on dit, plusieurs années, mais je veux bien prendre date dès maintenant. Je tiens vraiment à contribuer, à mon niveau, à redonner à ce fascinant métier de bouquiniste ses véritables lettres de noblesse. Si l'on peut dire ça d'un métier de roture. D'abord, bien sûr, mettre un terme, en douceur, à la dérive du commerce de la "bimbeloterie TourEiffelesque". Pour retrouver l'âme et l'esprit du métier, redonner du "corps" et -dans tous les sens de l'expression- "du coeur à l'ouvrage". C'est un peu, beaucoup, passionnément, pour ça que je suis candidat à un emplacement de bouquiniste, quelque part, quai de Seine, à Paris.
"Enfin, il n'y a pas si longtemps, existait un Prix Littéraire vraiment extra "ordinaire", le Prix des Bouquinistes. Un prix littéraire décerné chaque année par les bouquinistes. Je ne sais pas à quel moment de l'année il était attribué et quelle en était l'organisation, le rituel, mais j'aimerais bien contribuer à relancer ce Prix des Bouquinistes. Qui pourrait, pourquoi pas, se traduire par la réédition, en Poche, d'un auteur méconnu ou complétement tombé dans l'oubli. Un auteur qui mériterait d'être relu, ou simplement lu, et qui sortirait d'un oubli mortel grâce aux bouquinistes.
"Pour finir sur un sourire en forme de pensée profonde, sachez qu'il ne s'agit pas tant, pour moi, d'AVOIR un emplacement de bouquiniste que d'ETRE bouquiniste. Entre ETRE et AVOIR, ne jamais se tromper d' AUXILIAIRE, c'était ma ritournelle de fin de cours, au lycée, au tout début de ma carrière, quand j'étais professeur de philosophie. Quand j'étais... "Maître-Auxiliaire" !
"ETRE bouquiniste sur les quais, c'est être ce "passeur" de mots, d'idées et de livres, un passeur qui a le don et le devoir de faire vivre éternellement les auteurs mortels. Preuve que ça marche, que la magie opère ? Le bouquiniste, en prime, donne vie aux quais de Seine.
Superbe mise en Seine que ces petits bateaux verts qui se reposent à quai, leurs trésors à l'intérieur.
Le bouquiniste ne manque pas d'humour: il possède l'art de la mise... en boîte ."
Sans doute la lecture de la lettre a duré un peu trop longtemps. Sans doute ai-je manqué une vente ou deux. Mais j'ai gagné à la cause du livre et des quais un nouvel allié. Pas si mal.