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16 janvier 2016 6 16 /01 /janvier /2016 00:01
Chengdu. Sichuan. Chine. Octobre 2013.  © Baptiste Resse.

Chengdu. Sichuan. Chine. Octobre 2013. © Baptiste Resse.

Mon cher faguo laoshi ,

Tu te souviens de cette photo ? Normal Sichuan University. Il fait sur le campus un froid humide à vous glacer les os. C'est le matin. Le dernier matin de ton second voyage à Chengdu. Octobre 2013. Tu avais promis, en janvier 2012, à tes étudiants, en les quittant, de revenir avec ton roman. Ecrit et publié. Tu en avais parlé en dehors des cours de cette belle idée d'un roman chinois qui dirait la Chine d'aujourd'hui sans oublier la Chine d'hier. La Chine d'autrefois. Un roman poétique et politique à la fois. Ils ne te croyaient pas capable de mener à bien une idée pareille. Ecrire un poème à la gloire des balayeurs, ça, déjà, ça ne passait pas. Même si tu leur avais expliqué ce que ça pouvait représenter pour toi, fils de jardinier. Ce poème improvisé à la craie, sans un mot, sur le tableau géant de l'amphi des 4 èmes années, c'était un geste révolutionnaire. C'était, Karl et Friedrich te pardonnent, ton Manifeste à toi: " Balayeurs de tous les pays, unissez-vous !"

Ton dernier vers "Le balayeur efface l'automne", avait nécessité un bon quart d'heure d'explication. A la pause, une étudiante était venu te dire, sans sourire: Comment peut-on écrire un aussi beau poème sur un métier aussi minable ? Tu t'étais mordu la langue pour ne pas lui rétorquer: c'est votre pensée, mademoiselle, qui est minable.

Sur le chemin du retour vers la Résidence des Professeurs étrangers, tu t'étais récité pour toi tout seul et pour ton père jardinier mort depuis plus de dix ans déjà, ton petit poème à balayer les préjugés:

 

Dès le début d'Octobre,

D'un geste précis et sobre,

Il entre en scène,

Sans mise en scène,

Ici, là ou ailleurs,

Lui le balayeur...

Il décrit d'étranges arabesques,

Dessine d'invisibles fresques,

Avale des morceaux entiers de trottoir,

Ne se raconte pas d'histoire,

Ne tire aucune gloire,

D'un destin pourtant méritoire...

Il balaie du matin au soir,

Sans prendre le temps de s'asseoir,

Vous le regardez sans le voir,

Sa vie est monotone,

A peine si ça vous étonne,

Le balayeur efface... l'automne.

 

Sur la photo, Octobre 2013, tu tiens entre tes mains ton "Du côté de chez Shuang", rêvé et composé en partie au pied de la statue de Confucius. Ce 20 septembre 2011, tu lui adresses la parole, comme ça, comme on se parle à soi-même. Tu lui dis:

- Qu'est-ce que tu en penses, toi, le Grand Sage, de ma présence ici ?

Confucius, bien sûr, ne dit rien. Ne te répond pas. Mais, toi, toi à qui, en dehors des cours, personne ne parle, tu imagines que Confucius te répond. L'idée du roman vient de là. Tu viens de te faire à toi-même le plus beau des cadeaux. Donner un sens à une présence qui n'en a peut-être pas.

Comme tu n'es pas un ingrat, tu reviendras, moins de deux ans plus tard, le livre avec toi. Ton projet est devenu réalité. Tu as tenu promesse. Moment de vérité sublime. Tu lis à Confucius les passages où tu parles de lui, et, surprise, dans le matin glacial, le Maître, mais oui, applaudit.

 

© Jean-Louis Crimon

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15 janvier 2016 5 15 /01 /janvier /2016 00:01
Amiens. La Confirmation. Avril 1961.  © D.R.

Amiens. La Confirmation. Avril 1961. © D.R.

Mon vieux,

Souvent tu te dis que tu as eu une vie en noir et blanc. Sur la photo, tu as les mains jointes, tu viens de t'agenouiller, l'Évêque te fait le signe de la croix sur le front. L'Abbé Dentin, le Supérieur du Petit séminaire, pose sur toi un regard noir, comme empreint d'un gros reproche. En fait, tu n'y es pour rien, mais l'homme qui pose sa main droite sur ton épaule, n'est pas ton vrai parrain de confirmation. C'est le parrain de l'enfant qui te suit dans le long cortège des aubes blanches. Le trio ecclésiastique lui a fait comprendre qu'il devait suppléer, pour Dieu et pour... le photographe, ton parrain défaillant. Ton parrain, le parrain prévu, t'a fait faux bond. Disons qu'il s'est dégonflé. Au dernier moment. Tu te sens trahi, abandonné, lâché par celui en qui tu as placé toute ta confiance. Ton parrain, c'est ton grand-père. Grand-père Edouard, manoeuvre sur les chantiers.

Pourtant, tout s'était bien déroulé jusque là. La communion solennelle avait été un grand moment de la fin de matinée. La messe chantée en latin une réussite aux dires des prêtres et du Supérieur. Le déjeuner qui réunissait tous les communiants et leurs familles avait été parfait. Le menu très commenté. Très apprécié surtout.

Tu ne comprends pas ce qui a pu se passer dans la tête de ton grand-père adoré. Tu te dis que c'est à cause du défilé, dans le choeur de la Cathédrale, de tous ces beaux habits et de ces beaux souliers vernis. Un truc, quand vous êtes pauvre, à vous donner le tournis. En fait, tu imagines bien ce qui a dû se passer. Edouard, jusque-là irréprochable, ne se sent soudain pas très à l'aise dans ses habits d'ouvrier. Pour la première fois de sa vie, la seule sans doute, Edouard a honte de ne pas être comme les autres hommes en impeccable costume croisé. Grand-mère Edith a beau lui labourer les côtes de plusieurs coups de coude bien appuyés, rien n'y fait : Edouard est têtu, il ne bouge pas de son banc. Et v'lan !

Tu es seul face à l'autel et à la troïka divine. Tu te dis que ce Dieu qui voit tout, qui sait tout et qui est partout, aurait dû prévoir le coup. Ne pas t'imposer cette humiliation de te retrouver seul, sans ton parrain de confirmation. Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as tu abandonné... te dis-tu, en pensant au célèbre crucifié.

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14 janvier 2016 4 14 /01 /janvier /2016 00:01
Villers-Bocage. 13 Janvier 2016. © Jean-Louis Crimon

Villers-Bocage. 13 Janvier 2016. © Jean-Louis Crimon

Mon pauvre mortel,

Ne penses-tu pas qu'il faut un certain courage pour affronter la mort sans passer par l'Eglise ? En invitant simplement ceux qui le souhaitent à se retrouver directement au cimetière. Un de tes amis l'a fait. Vous n'en aviez jamais parlé. Tu te souviens de son regard clair et de son air en permanence malicieux. De son goût pour une dérision douce face à l'existence, même si dans le travail, l'homme était on ne peut plus sérieux, méticuleux, parfois même pointilleux. Malicieux, il l'aura été jusqu'à la fin. En ignorant les cieux. Le ciel ne lui en a pas tenu rigueur : il a viré au bleu, le temps de l'enterrement, ne gardant que de légers nuages pour les averses du soir ou de la nuit.

Tu te dis que ce début d'année est décidément trop cruel. Trop de morts. Trop de morts célèbres. L'actualité célèbre goulûment les morts célèbres. Trop de morts connus. Trop de proches, trop de camarades, de copains, d'amis. Trop de morts inconnus, dans les pays en guerre. Trop de morts dans les attentats. Trop de morts de la faim. Trop de morts de la misère.

Tu n'aimes pas les enterrements, pas davantage les crémations. La poésie triste des cimetières t'est pourtant familière. Tu te souviens que ton enfance entière rimait avec cimetière. Cet après-midi, comme dans le poème d'Aragon chanté par Ferrat, il y avait celui qui croyait au ciel, celui qui n'y croyait pas.

Rassemblés tous en cercle autour du cercueil, notre réunion tient, sans le vouloir, de l'assemblée druidique. Tu cherches du regard l'arbre à gui. Au gui l'an neuf, n'est pas un chant de circonstance. Tu aimes cette forme de sacré qui s'enracine sur le païen et le laïque. Avec ce sens de l'humain qui déborde, grâce à l'ultime volonté du défunt : "Ni fleurs, ni plaques, ni couronnes, seulement des dons aux Restos du Coeur".

Toi, tu vis ce qui se passe comme un film légèrement surexposé. Avec une bande son intermittente. Tu te dis : on photographie bien le cercueil et les funérailles des grands hommes. Pourquoi cette réserve à saluer de la même manière les plus anonymes ? La dernière image d'une vie, pour les vivants qui vont poursuivre un temps la route, c'est important sans doute.

Le rendez-vous du cimetière est le seul moyen de réunir toute la famille. Les proches, bien sûr. La grande famille humaine aussi. Qui se persuade que la vie n'a pas été vaine. Les confrères, les consoeurs, les amis, les copains, les camarades, les collègues, les voisins. Tous ceux qui ont aimé et apprécié le mort de son vivant.

Les vivants se rassemblent, se retrouvent, se resserrent, évoquent le mort que certains préfèrent appeler le défunt, le disparu, celui qui n'est plus. Comme si le mot "mort" faisait peur.

Deux hommes, comme deux Druides, prennent la parole pour dire quel homme avait été "de son vivant" celui qui n'est plus. Tu trouves ça bien de dire ça comme ça, simplement. Toi aussi, tu aurais aimé prendre la parole, mais tu n'as pas osé. Au moment du dernier "Au Revoir", en posant la main sur le cercueil, tu as seulement dit tout bas pour ton ami: Je ne sais pas si on se revoit dans la mort, mais j'ai été heureux de te rencontrer dans la vie.

...

Enfant, élevé côté Catholiques, trés tôt enfant de choeur, dès 7 ou 8 ans, c'est toi qui grelottes au bord du rectangle de glaise, ton goupillon dans la main gauche et ton petit seau d'eau bénite dans la droite.

Devant la tombe, monsieur le curé reprend son couplet sur la vie éternelle, mais tu as déjà du mal à imaginer cette vie-là. Ta vie de "mortel" te suffit. Tu te demandes comment c'est la première nuit du mort dans son cimetière. Tu te demandes si les autres morts, déjà là bien avant lui, peuvent lui souhaiter la bienvenue et bon courage. Tu n'oses dire à personne ces pensées bizarres qui te traversent la tête. Tu as peur de passer pour un mécréant.

...

En quittant le cimetière où, passé le temps du recueillement, les vivants reprennent vite les conversations vives à voix haute, quelqu'un a dû dire: on ne se voit plus souvent pour les mariages, heureusement qu'on se retrouve aux enterrements.

Plus bas que tout bas, tu murmures: Serait bien de penser à se voir un peu avant !

Ce soir, mon ami que je ne nomme pas, sinon dans mon coeur, je pense à toi, à ta première nuit dans ce petit cimetière balayé par la pluie et le vent. Comme quand j'avais dix ans, je me dis que la mort, c'est dégoûtant. Même si je sais bien que c'est notre destinée première et dernière. Je relis les premières pages du très beau livre de Jacques Darras. Un titre qui en dit long:

" Nous ne sommes pas faits pour la mort ".

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13 janvier 2016 3 13 /01 /janvier /2016 00:01
Compiègne. Salle Saint-Nicolas. 12 Janvier 2016. © Jean-Louis Crimon

Compiègne. Salle Saint-Nicolas. 12 Janvier 2016. © Jean-Louis Crimon

Cher toi,

Ce matin, comme prévu, tu as pris le train de 10:54 pour Compiègne. Comme prévu, tu es arrivé à 11:51. Comme prévu, Florence Lambert et Nicolas Cardon sont venus t'accueillir à la gare. Tu leur as dit que tout au long du trajet, entre Amiens et Compiègne, le ciel avait couleur d'encre. Une encre violette. Que c'était bon signe. Un ciel couleur d'encre, ça ne peut qu'inspirer un romancier. Même si aujourd'hui, les lettres écrites au clavier n'ont que faire des encriers et des encres violettes. Tu as trouvé ce clin d'oeil très littéraire. Il y a avait de bons mots dans l'air. Déjeuner sympa dans un endroit de même: le Bistrot du Terroir. Un élève qui avait lu et adoré ton roman vous a rejoint à table. Le repas fut un moment joyeux. De bons mets et à nouveau de bons mots.

Au programme de l'après-midi, la Rencontre avec 200 lycéens qui font vivre le Prix Lycées-Lecture, organisé par la Bibliothèque Municipale avec les 5 lycées de la ville et la Librairie des Signes. Une superbe aventure créée en 2002 et qui a couronné cette année-là Eric-Emmanuel Schmitt. Tu es parmi les quatre romans de la sélection annuelle, avec Du côté de chez Shuang, ton petit roman chinois, comme tu aimes à dire. Les trois autres romans sont: Le coeur du Pélican de Cécile Coulon, Un hiver à Paris de Jean-Philippe Blondel et Evariste de François-Henri Désérable. Salle Saint-Nicolas, 14 heures 30, la fête commence.

Incroyable rencontre. Etonnante. Surprenante. Extra-ordinaire. Ponctuée de questions faussement naïves:

Quand avez-vous commencé à écrire ?

Combien de temps avez-vous mis pour écrire votre roman ?

Où écrivez-vous ?

Pourquoi un amour platonique ?

Tu leur as répondu, comme tu as pu, sans en dire trop et sans en dire trop peu. Une lycéenne t'as posé une question sur ta façon de jouer avec les sons, les sonorités, les allitérations, les assonnances, les jeux de mots. Une autre t'a demandé pourquoi avais-tu écrit, dans l'avertissement au lecteur, que ton roman était à lire à "haute voix". Tu as cité Flaubert et son gueuloir. Tu as expliqué que la musique de la phrase ne s'écoute parfaitement qu'avec l'oreille, que la lecture à voix basse, ça casse et parfois ça lasse.

Une autre t'a demandé si Liu Xiaobo avait pu lire ton roman puisque tu lui as dédié. Elle a aussi voulu savoir si le roman avait été traduit en chinois. Tu as expliqué que le contexte politique actuel de la Chine ne le permettait pas, mais que tu donnerais bien, chaque année, six mois de ta vie, pour permettre au Prix Nobel 2010 de respirer, six mois par an, un air de liberté. Tu as dit vouloir proposer au gouvernement chinois et au Président Xi Jinping de partager le temps de détention de Liu Xiaobo:

"Moi, 6 mois dedans, lui, 6 mois dehors, et puis moi, 6 mois dehors, et lui, 6 mois dedans ! "

En réponse à la question sur le moment précis de tes premières tentatives d'écriture, tu leur as, de mémoire, donné les deux premiers vers de ton premier poème, "Comme l'eau qui goutte à goutte tombe du toit, pleure mon triste coeur..." et tu leur as parlé de cette allitération "en T" qui t'avait valu les éloges de ta Prof de Français, en classe de troisième, au Lycée Lamarck d'Albert, en 1964, dans un autre siècle et dans un autre monde.

"Comme l'eau qui gouTT'à gouTTe Tombe duToit", c'est vrai, au fond, ta Prof avait raison, ça valait largement " Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? " Les 200 lycéens de la salle Saint-Nicolas ont trouvé ça très drôle que tu te compares à Racine et à son Andromaque, V, 5. Ils t'ont applaudi sans cesse pour saluer ta prouesse de piétiner sans faiblesse l'allitération en "s" !

Le soir, tu as pris le train de 18:31 pour Amiens, la tête ivre de toutes ces questions. Tu t'es repassé le film de l'après-midi et tu as regretté de ne pas avoir précisé telle ou telle chose pour éclairer davantage telle ou telle question. Tu t'en es voulu de ne pas avoir assez bien répondu à la question sur l'amour platonique, même si tu as bien mis en avant la certitude du narrateur de ton roman: l'incontestable supériorité du coeur à coeur sur le... corps à corps.

C'était... raccord.

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12 janvier 2016 2 12 /01 /janvier /2016 00:01
Paris. 18 Avril 2010. © Jean-Louis Crimon

Paris. 18 Avril 2010. © Jean-Louis Crimon

Cher rêveur impénitent,

Te souviens-tu de ce dimanche d'avril ? Il y aura bientôt six ans. Paris. Grand Palais. Salon du livre ancien. Edition 2010. Tu t'attardes dans ce petit Temple Rimbaud. Espace minuscule où est exposée, pour la première fois, parmi d'autres documents, une étrange photo sépia, présentée comme la dernière connue de l'homme aux semelles de vent. Une trouvaille extraordinaire. Une photo dénichée en 2008, par deux amis libraires dans une brocante, Alban Caussé et Jacques Desse. Au dos de la photo, une inscription comme une signature en forme de clin d'oeil du destin: Hôtel de l'Univers.

Les deux amis sont gens cultivés et connaisseurs. L'Hôtel de l'Univers, bien sûr, c'est le nom de l'endroit où a séjourné, à Aden, l'auteur du Bateau ivre. Sans trop d'insistance, pour ne pas intriguer le vendeur, les regards s'attardent sur cette photo au milieu de cartes postales anciennes et de vieux bouquins. Lot de vieux papiers banal au pays des brocantes. Si ce n'est cette mention au dos de cette photo, cette inscription : Hôtel de l'Univers. Les deux amis achètent le lot en se disant: à étudier de près.

La photo sépia représente un groupe de personnes assises : six hommes et, je crois, de mémoire, une femme. Très vite, les inventeurs de ce trésor de papier photographique ont une intime conviction: l'homme assis à droite de la photo, le seul dont les yeux fixent l'objectif, c'est... Arthur Rimbaud. Bingo !

Forcément, la présentation de la photo au Salon du livre ancien fait grand bruit. Elle suscite pas mal de doutes et de critiques parmi les spécialistes d'histoire, de littérature ou de photographie.

Les partisans de la thèse «pro-Rimbaud» sont persuadés que cette photo a été prise autour de 1880 à Aden, en présence de Rimbaud. Leurs opposants tiennent cette idée pour impensable et farfelue.

Toi, tu écoutes, tu regardes, tu questionnes. L'histoire est trop belle. Mais tu aimes les belles histoires. Tu sais que la chance sourit aux audacieux. En toi-même, tu penses: et si c'était vraiment le poète des Illuminations qui figure sur cette photographie ? Si on essaie d'imaginer les rares portraits que nous connaissons de l'adolescent Rimbaud, on peut reconnaître certains traits, un certain regard, une même expression. Mais l'imagination est forcément galopante quand on pense à l'homme aux semelles de vent.

Soudain, tu t'éloignes, tu prends tes distances avec le groupe de visiteurs qui commentent à voix haute la photo, tu viens de voir s'avancer dans l'encadrement de la porte le gardien des lieux. Trois pas en arrière, et tu peux, grâce au 35 mm, cadrer toute la scène qui vient de s'offrir à toi. Mimétisme fantastique. La mort et la vie dans une même attitude.

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11 janvier 2016 1 11 /01 /janvier /2016 00:01
Amiens. Octobre 2015. © Jean-Louis Crimon

Amiens. Octobre 2015. © Jean-Louis Crimon

Mon ami,

Va savoir pourquoi ? est-ce la couleur du ciel quand le soir arrive ? Cette lumière particulière depuis hier ou avant-hier. Un signal ou un signe. Signe que les jours rallongent. Que même si l'hiver est aux abonnés absents, on marche vers le printemps. Avec cette curieuse envie que le temps des "réderies" revienne. Réderies/Rêveries, inlassables balades au pays des choses rien que pour le plaisir de bavarder avec celle ou celui qui les expose.

Tu te souviens des articles écrits au début des années quatre-vingts, pour Le Courrier Picard où tu es Localier. Tu adores ces petits grands reportages au coeur de la grande brocante amiénoise. Dernier dimanche d'Avril, pour celle de printemps, ou premier dimanche d'Octobre, pour celle d'automne. Tes confrères trouvent que tu es celui qui sent le mieux la musique de la douce mélancolie joyeuse du temps des réderies. Le Rédacteur-en-Chef te colle d'emblée le sujet. Carte blanche, dit-il. Sujet libre. Enfin, sujet imposé mais texte libre. Seul impératif : trouver à chaque fois un angle différent. Une accroche, un ton, un titre, une chute qui va droit au but. De quoi juste donner envie de lire. De lire le papier dans le journal du lendemain. Appel en Une, pas pour la forme. Tu t'exécutes, car tu y prends un plaisir énorme.

"On trouve de tout pour presque rien. Des cuillères, des fourchettes, des couteaux. Des assiettes, des verres, des tasses. Des plats, des plateaux. Des cafetières, des friteuses.

- Non, Madame, c'est pas un aspirateur, c'est une cireuse !

Des souliers, des chaussures, des sabots, des bottes. Mince, v'la qu'y r'flotte. Des croquenots, des galoches, des godasses. Tiens, c'est machin-chose qui passe. Des chapeaux, des melons ou des claques, des casquettes. T'as vu la nana, elle est chouette. Des buffets, des bahuts, des armoires, des lits-cages. Tu r'tournes avec ta mère si t'es pas sage. Des bracelets, des bagues, des badges et des alliances. Des horloges, des réveils, des montres anciennes et le sablier du marchand de sable de mon enfance.

Un vieux cadran solaire, un coucou cassé, un carillon qui sonne, un autre qui déconne. Quel temps, ben oui, c'est l'automne ! Des paniers, des mannes, des corbeilles en osier. Tu te rappelles, au village, y'avait un vannier. Corbeille à pain, corbeille à fruits.

- Y'a personne qui veut un sucrier, c'est gratuit !

Magie de la païenne cérémonie plein air, le grand petit reporter se métamorphose en marchand de fausse prose aux allures de vrai poème. Au pays des choses, sapristi, rimes intérieures garanties. Du matin au soir, tu déambules sans succomber à la tentation, sinon, tu serais fort capable de rentrer au journal avec une superbe brouette de jardinier débordant d'objets hétéroclites. Des mots, des images, des paroles, des sons, des odeurs, des saveurs, des rires ou des fous rires, c'est ta moisson. La moisson faite, tu rentres au journal et tu t'installes devant ta machine à mots. La magie se poursuit : le papier s'écrit tout seul.

Des pots, des vases, des poteries, tout ça d'occase. De vieilles marmites. Si on allait se manger une frite ?

Au bistrot d'en face, de rares places en terrasse, on boit un dernier verre, muscadet ou Sancerre.

La buée aux vitres, ça sent l'hiver. C'est l'heure où on brade ou on remballe. Allez, j'vous le laisse pour cent balles.

Et revoilà l'averse ! Cette fois, ça mouille. Allez, range tout et grouille. Et prends-moi cet arrosoir pour remplir les nuages quand le ciel n'en aura plus dans son réservoir.

Bon, salut, bonsoir, bye bye, à domani, la Réderie, c'est fini, mais la rêverie commence. Gaffe quand même, casse pas les faïences !

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10 janvier 2016 7 10 /01 /janvier /2016 00:01
Pékin. Place Tian' anmen. 13 Sept. 2014. © Jean-Louis Crimon

Pékin. Place Tian' anmen. 13 Sept. 2014. © Jean-Louis Crimon

Mon vieux camarade,

C'était en Septembre 2014, le treize, tu t'en souviens ! Place Tian' anmen. Beijing. Pékin. Toi qui ne te prends pas pour le pékin moyen. Dans ton sac à dos, Du côté de chez Shuang, ton petit roman chinois. Tu tiens absolument à en perdre volontairement quelques exemplaires sur cette Place où en juin 1989, des centaines, des milliers, peut-être même des dizaines de milliers d'étudiants chinois ont été massacrés par les chars et les militaires de l'armée de la République Populaire de Chine. Leur seul tort : vouloir davantage de libertés et davantage de démocratie. Tu avais écrit à l'adresse du petit timonier, Deng Xiaoping, un chant de révolte au refrain insolent :

"Dis donc, Deng,

T'es dingue ou quoi,

Pourquoi tu tires sur le peuple chinois ?"

Cette fois, tu viens semer, au propre et au figuré, des mots et des idées, dans la langue de Voltaire et d'Hugo. Dérisoire bookcrossing qui consiste à faire circuler des livres en les libérant dans les endroits de l'espace urbain les plus insolites ou les plus interdits qui soient. Tu as l'espoir qu'un lecteur ou qu'une lectrice te trouve, te lise, et à son tour, te relâche dans la ville. Bookcrossing a donné, en français, "livre voyageur" ou "libérez un livre", ou encore "passe-livre". Passe-livre, ça te plait bien, ça te va bien.

La clé du bookcrossing repose sur l'enregistrement des livres qu'on libère de cette façon, sur un site internet, afin de pouvoir suivre leur parcours. Grâce à un numéro identifiant unique, BCID pour BookCrossing ID, il est possible de garder trace du voyage du livre. Jeu de piste fabuleux.

Rituel que tu ne peux pas respecter à la lettre là où tu te trouves. Qu'importe. Tu veux le faire, tu le feras. Déjà, sur la Grande muraille, la veille, portion de Mutianyu, tu as parsemé ta longue marche - dix bornes au moins - de semailles inédites en RPC.

Soudain, jaillie de je ne sais où, une jeune fille débarque sur la Place, à deux pas de toi, Tee shirt impensable, en tout cas inédit, et sourire incrédule. Tu lui mets ton livre dans les mains et tu lui demandes si tu peux prendre une photo. Une seule. Pied de nez superbe au fourgon de Police stationné juste à quelques pas.

Du côté de chez Shuang, Place Tian' anmen, au coeur de Pékin, 25 ans après les évènements du 4 Juin 89. NOTHING IS IMPOSSIBLE.

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9 janvier 2016 6 09 /01 /janvier /2016 00:01
Paris. 21 Mai 1981. © Jean-Louis Crimon

Paris. 21 Mai 1981. © Jean-Louis Crimon

Mon vieux,

20 ans que François Mitterrand est mort, 20 ans que mon fils François, - à peine 6 ans et 1/2 à l'époque -, m'a posé, au petit-déjeuner de ces deux matins-là, le plus naturellement du monde, deux incroyables questions. Comme chaque matin, depuis notre retour de Copenhague, en août 1995, et mon retour à Radio France Picardie, les levers sont parfaitement synchronisés. Père et fils libèrent très vite la salle de bain du premier étage. Pour faire place aux deux princesses de la maison, mère et fille. Les femmes, c'est connu, ça prend son temps. Davantage de temps. Pendant ce temps-là, dans la cuisine, les hommes s'affairent : café, chocolat, jus d'orange, tartines de pain grillé, miel, confiture, que tout soit prêt quand les deux princesses descendent.

La radio est allumée et les deux hommes écoutent les infos. Une seule information domine et écrase toutes les autres ce matin du 8 janvier 1996 : la mort du Président Mitterrand. Avec cette précaution d'usage qui le caractérise quand il pressent quelque chose d'important, mon fils pose sa tasse de chocolat chaud et me dit :

- Pap', je peux te poser une question ?

- Bien sûr, François, je t'écoute !

- Les autres planètes, elles le savent que le Président, il est mort ?

Question déconcertante pour le père comme pour l'homme de radio. Sans rien laisser paraître de ma surprise, j'improvise :

- Tu sais, François, les ondes ça voyage et ça fait facilement le tour de la Terre, alors, ailleurs, s'il y a d'autres habitants sur d'autres planètes, c'est possible qu'ils puissent aussi capter nos informations. On ne peut pas en être certains, mais on ne peut pas l'exclure.

Le lendemain matin, même heure de lever, même rituel, avec la même délicatesse que la veille, mon fils redit : Pap', j'peux encore te poser une question ? :

Moi : oui, bien sûr, François !

- Est-ce que le Président, lui, il le sait qu'il est mort ?

J'ai dû marquer un léger temps d'arrêt et j'ai répondu que je ne savais pas. Qu'on ne pouvait pas savoir. Ou alors...

- Quand on sera mort, s'est empressé d'ajouter mon fils de même pas 7 ans, dans un bel éclat de rire d'enfant qui ignore encore tout de ce que les grandes personnes appellent l'âge de raison.

La mort de François Mitterrand, c'est pour toujours, pour moi, ces deux questions de mon fils, François.

Deux incroyables questions à tout jamais gravées dans ma mémoire. Deux incroyables questions qui, sûr, auraient beaucoup plu au Président disparu.

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8 janvier 2016 5 08 /01 /janvier /2016 00:01
Paris. Quai Louis Blériot. 26 Mai 2013. © Jean-Louis Crimon

Paris. Quai Louis Blériot. 26 Mai 2013. © Jean-Louis Crimon

Mon vieux camarade,

Forcément, au rythme d'une lettre par jour, nos sujets de conversation vont rapidement se répéter. Une de mes passions, nous en avons déjà parlé, tu le sais, c'est la photographie. Pas n'importe quelle photographie. Une photo "essentielle", au sens philosophique du terme. Je voudrais, oui, vraiment, même si ça peut paraître prétentieux, atteindre l'essence de la photo.

L'essence de la photo, c'est ce qu'elle est vraiment au plus profond d'elle-même, c'est ce qu'il y a en elle d'essentiel. C'est ce qu'elle posséde d'éternité dans l'instant où elle est arrêtée. C'est ce moment précis où l'anecdotique s'efface pour laisser place à cet instant fabuleux qui devient la perfection soudaine de tous les instants possibles.

J'aimerais vraiment te faire comprendre ce que je recherche dans la photo. L'image trop réaliste, l'image qui dit le réel, le décrit, le transcrit, le traduit, l'image de reportage, ne me suffit plus. Ces photos de reportage sont importantes pour nous aider à comprendre le monde dans lequel nous vivons et comprendre surtout qu'il te faut d'abord aller au bout du monde, avant de réaliser que l'aventure t'attend au coin de la rue.

La photo que je cherche est faite de hasard et de quête obstinée. De patience et d'impatience. Il faut longtemps marcher, piétiner, piétonner, revenir sur ses pas, et même si ça ne se fait pas, ou plus, sous nos climats, attendre, s'arrêter, se poser sur un banc, s'asseoir sur une marche d'escalier, un perron, un talus, et guetter le moment propice. Ce moment où d'un instant dérisoire, ton regard saura saisir un instant éternel.

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7 janvier 2016 4 07 /01 /janvier /2016 00:01
Amiens. 31 Déc. 2015. © Jean-Louis Crimon

Amiens. 31 Déc. 2015. © Jean-Louis Crimon

Cher toi,

Cette fois, je veux te parler d'une bizarrerie urbaine qui me fascine chaque matin alors que ça n'étonne plus personne dans mon entourage ou dans mon quartier. Une particularité que je crois locale, même si j'ai pu observer la chose dans d'autres villes et sous d'autres contrées.

Ma ville est une ville étrange aux façades aveugles, aux fenêtres murées. Difficile de dire précisément quand la chose s'est produite. On raconte que celà remonte à une époque où l'impôt se calculait en fonction du nombre de fenêtres en façade.

Bien sûr, si tu marches tête scotchée sur ton iPhone ou si tu essémise ou textoïse à grandes enjambées en te déplaçant, tu ne remarqueras rien. Il faut pour observer vraiment l'incongruité façadière lever la tête de temps à autre et ne pas vivre uniquement les yeux baissés ou droits devant.

Ce serait juste après la Révolution, au moment du Directoire, que cet impôt portant sur le nombre et la taille des portes et des fenêtres aurait été décidé. Seuls les propriétaires étaient concernés et les plus riches payaient le plus. Ce qui n'avait rien de choquant. Cette forme d'imposition subsistera jusqu'au milieu des années vingt.

Plus les maisons sont grandes, plus elles ont de fenêtres, et plus leur propriétaire doit payer. De fait, les maisons d'angle se voient doublement imposées par rapport aux maisons qui n'ont qu'une façade côté rue. Faire murer un nombre important de fenêtres, c'était alléger d'autant l'impôt. La décision de murer l'espace de toutes les fenêtres en trop ou estimées inutiles fut donc prise et menée à bien par des propriétaires astucieux. Mêmes briques et même technique de jointoiement.

Aujourd'hui, trace archéologique de ces évasions fiscales légales, seul l'emplacement de la fenêtre se visualise mais la fenêtre a fait sa valise.

L'astuce architecturale étant désormais caduque, je me demande si je verrai un jour des maçons et des vitriers ressusciter et réouvrir ces fenêtres closes.

Ceux qui inventent l'impôt ne manquent pas d'air. Les fenêtres murées en manquent peut-être.

Réouvrons les fenêtres closes !

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