Contay. Août 1950. Déjà au centre. Bien entouré par la gent féminine. Malicieux chemin du destin qui se dessine ? Regard étonné sur le monde d'un enfant qui ne sait pas ce qui l'attend. Christiane, Catherine, Martine, Jacques, où êtes-vous ? Qu'avez-vous fait de vos vies ? Qu'avons-nous fait de nos vies ? Pourquoi sommes-nous devenus si vite si vieux ? Septuagénaires bien avancés dans un siècle bien entamé. Christiane Delbende, Catherine Chombart, Martine Delbende, Jacques Chombart... Vous nommer ce matin m'autorise à vous dire : vous souvenez-vous du petit Jean-Louis ?
Lui se souvient de vous.
© Jean-Louis Crimon
Chez Casilda Vilbert, à Rubempré. Mi-mars de la première année quatre-vingt. Projet de 4 x 3 pour PMHP. Picardie Matin Havas Publicité. Avec ce beau slogan incontestablement très Crimonien : C'est vous qui faites le quotidien !
© Jean-Louis Crimon
Bonheur d'être lu, si bien lu, et surtout compris, ça n'a pas de prix. Merci à vous, Robert Fievet, que je ne connais pas. Merci pour ce salut fraternel. Merci au Courrier Picard pour avoir publié ce clin d'oeil chaleureux qui me va droit au coeur.
© Jean-Louis Crimon
Quand Amiens la grise corne dans la brume l'entrée du grand paquebot gothique, toi, l'archéologue galactique, tu vois la mer au loin qui remonte des faubourgs, faux bourgs, vrais villages engloutis par la brique et le bitume. Lumineuse et radieuse, frangine de la petite sirène, ta belle promise, ta muse, s'amuse, se grise, et en Marie-sans-Chemise, prend la pose, se métamorphose ou se déguise. A sa guise. Hans Christian Andersen, si tu voyais la scène...
© Jean-Louis Crimon
Forcément, elle reviendrait. Je le savais. C’était écrit. Inscrit. Dans notre première rencontre. Celle de la foire au pain d’épices. Un peu avant Pâques. Juste après mardi gras. La foire au pain d’épices, survivance des petites foires d’antan, avant-goût de la grande foire de la Saint-Jean. Petite foire avec nougats, croustillons, loteries, autos tamponneuses et un stand de tir ou deux. Petite foire modeste. Mais cette fois, en prime, une attraction dont aujourd’hui encore, je suis fier d’avoir eu la primeur : « La femme sans corps ». Du jamais vu chez nous. Une caravane habillée comme un salon de princesse, des miroirs partout et soudain, sur un coin de table en verre, une tête de femme, incroyablement belle, une tête de femme... sans corps. Beau visage solitaire, paupières baissées, dans la lumière trop forte des néons. Beau visage qui soudain lève les yeux, vous regarde, vous dévisage. Beau visage qui alors cligne des yeux, bat des cils, vous remercie d’une ébauche de sourire. Simple murmure du bout des lèvres, sans tristesse apparente pour le corps absent. C’était fin mars, saison des averses éparses. Pour rien au monde, je n’aurais manqué la foire de la Saint-Jean. Elle ne pouvait pas ne pas en être. Ses yeux me l’avaient dit. Ou je l’avais lu sur ses lèvres. Enfin, c’était comme une promesse. De fin mars à fin juin, pas une soirée où je n’ai convoqué l’image étrange du visage de cette femme sans corps. Pas un jour où son regard ne s’est posé sur moi. Trois mois qui me parurent une éternité. Enfin vînt le divin juin. Comme au temps de la foire au pain d’épices, je cherche l’instant propice. Trop de monde, et elle ne me remarquerait pas. Je passerais inaperçu. Elle penserait que j’ai oublié, que je ne suis pas venu. Deux par deux, les badauds s’attroupent, se rassemblent au pied de sa caravane pour la visite. Ils sont nombreux ce soir, se succèdent à un rythme impressionnant, défilent et processionnent devant la « femme incomplète », comme dit l’affiche, dans une orthographe incomplète également. En gros caractères « MISS BETTY, LA FEMME INCOMPLETE », puis, plus bas, en minuscules « l’énigme la plus extraordinaire qui soit. Elle ne possède ni bras, ni corps, ni jambes. Elle a été présentée sur toutes les grandes scènes de France et de l’Etranger. La visite est gratuite pour les médecins ».
En sortant de la caravane, les visiteurs commentent le phénomène – paroles plus ou moins fines et heureuses – et rient à gorges déployées. J’attends que ça se calme. Que la populace s’efface. C’est la troisième fois que j’essaie de l’approcher, mais trop de brutes épaisses jouent des coudes sur le petit escalier qui mène au lieu de l’incroyable. Quand ils ne me barrent pas complètement le passage. J’espère qu’elle va me reconnaître. Comprendre pourquoi je reviens. Savoir que je ne suis pas un client comme les autres, qu’elle est pour moi autre chose qu’une attraction foraine. Qu’elle est, au- delà de l’attraction, une attirance. Forte, irrésistible. Comme le chant des sirènes. Musique familière, rassurante et inquiétante à la fois. Bonheur intense quand on se laisse prendre et emporter par le regard plein de la femme sans corps. Son mari, le bonimenteur – il y a menteur dans bonimenteur – va-t-il se douter de quelque chose ? Va-t-il me percevoir comme un rival ? Ou simplement comme un client, crédule, incrédule, fasciné au point de flamber tout son pécule, pour assouvir sa curiosité ? M’en fous, j’y retourne. J’escalade le petit escalier métallique qui permet d’accéder au lieu sacré du mystère. J’entre le premier dans la caravane. Je reprends place au meilleur endroit : là où on peut la voir de face. J’essaie d’accrocher son regard. Son regard croise le mien. Me voit-elle comme je la vois ? Où n’est-ce qu’une image d’elle projetée par un jeu subtil de miroirs en cascade. Au fond, elle ne regarderait personne, mais chacun penserait qu’il est l’élu. Non, impossible, impensable, cette fois, j’en suis sûr, elle m’a souri, vraiment souri. Ce sourire, c’est pour moi, pour moi seul. Il est à moi, rien qu’à moi. Je suis seul à la contempler de cette façon. Elle sait que je ne suis plus un badaud parmi d’autres badauds. Je lui parle avec les yeux. Elle me répond de la même façon. Elle sait le précieux du langage des yeux.
– Terminé, monsieur ! Pas plus de deux minutes !
Le mari bonimenteur m’indique la sortie, sans négliger le sens des affaires qu’il a bien développé, le bougre. Devant le nouveau groupe qui piaffe au pied de l’escalier aux marches en inox, il me lance, prenant le public à témoin : « Monsieur revient une quatrième fois quand il veut ! La cinquième visite est gratuite ! » Eclats de rires gras dans la foule. J’ai honte. Je pars. Sans me retourner. Je fuis. Je m’enfuis.
J’aime ce moment où la foule déferle sur le boulevard. Vagues insouciantes qui surfent sur le bitume pour s’en aller mourir à la terrasse des bistrots ouverts très tard dans la nuit. A contre-courant, je remonte vers la gare. C’est curieux, mais ça chante en moi. Je ne sais ni comment, ni pourquoi. Est-ce la bière, la fatigue, la nuit qui s’avance ? C’est d’abord une musique qui me traverse la tête, puis un refrain. Quelque chose qui prend possession de moi. Quelque chose d’incompréhensible qui fredonne en moi. Puis la chanson devient plus claire. Limpide. En suis-je vraiment l’auteur ? Quelqu’un me la souffle-t-il ? Pour exorciser ma peine et mon désir.
Une baraque foraine
Pour unique décor
Les yeux de ma reine
Ont la couleur de l’or
C’est une histoire de cœur
Sans aucun corps à corps
C’est une histoire de cœur
Qui se moque des moqueurs.
Une main ferme m’empoigne l’épaule et me secoue. J’ouvre les yeux. Je suis allongé sur un banc du jardin public. « Monsieur, ce n’est pas raisonnable, vous ne pouvez pas dormir ici. La nuit, ça peut être dangereux. Relevez- vous et rentrez chez vous ! » Le policier municipal se veut convaincant. Il m’aide à me mettre debout et m’incite à prendre la direction du centre ville. C’est vrai, il fait maintenant beaucoup plus froid. Même en été, dans cette ville du nord, le cœur de la nuit est très vite très froid. Les musiques se sont tues. Les lampions sont éteints. Les rideaux métalliques des baraques foraines se sont refermés sur l’univers forain qui s’endort. Les forains se couchent tard, mais dorment aussi la nuit. Quelle heure peut-il bien être ? Deux heures du matin peut-être ? S’effacent les derniers traînards de la grand-place. S’estompent sans manière les odeurs de frites et de bière. Le vent qui se lève achève de les disperser aux portes de la ville. Les mots et la musique de ma chanson avec.
Pour un cœur à cœur
Avec la femme sans corps
Je donnerais mes heures
Je damnerais mon corps
Pour une nuit d’amour
Avec la femme sans corps
Je damnerais mes jours
Si elle était d’accord.
La nuit s’efface. Pointe déjà le début du début du petit jour. La ville est lasse et dégueulasse. Les balayeurs choisissent le meilleur. La foire de la Saint-Jean ne peut pas durer toujours. Les forains s’affairent. Ils sont quatre au pied du Grand Huit. Entreprennent le démontage de leur incroyable chemin de fer. Avant de reprendre la route. Pour une autre ville. Une autre foire. Moi, je rentre chez moi. La tête vide. Le coeur lourd. Mais toujours cette chanson :
Chaque nuit je m’endors
Priant le petit jour
De me laisser encore
Auprès d’la femme sans corps
Chaque nuit je m’endors
Priant le petit jour
De me laisser encore
Au creux d’la femme sans corps
C’est le vent qui fredonne. C’est l’amour qui fredaine. Pourvu qu’elle me pardonne. C’est la faute à la fête foraine.
J’ai refermé la grand porte en la laissant claquer derrière moi. Dans l’entrée, grand miroir oblige, je croise mon regard. Le grand miroir, juste à côté du vieil ordonnancier acheté au marché à réderies d’avril. Coup d’œil machinal. Histoire de vérifier que c’est bien ma tête, et que c’est bien moi, pas un autre, qui rentre chez moi. Même allure d’ensemble, même silhouette, même port de tête. Même visage, mêmes cheveux noirs, légèrement grisonnants sur les tempes. Normal, avec les années, il neige un peu sur les cheveux des hommes. A part ça, tout est dans l’ordre. Ou presque.
Impensable. Impossible. Incroyable. Dans le miroir, le grand miroir de chez moi, le miroir du vestibule, il y a une tête, ma tête, mais il n’y a que ma tête, ma tête seule, posée sur une partie de mon cou. Le reste, les bras, le buste, la taille, les cuisses, les jambes, le corps, tout a disparu. Etrange statue. Statue vivante à la vie absente. Mon corps s’est absenté. J’ai le corps absent. Totalement absent. Effacé. Gommé. Invisible. Ne reste que ma tête. Je suis l’homme sans corps. Un grand rire ridicule secoue tout le vestibule. Un grand rire sonore comme je ne m’en connaissais pas encore. Un grand rire qui emplit toute la maison, puis déborde sur le jardin par la fenêtre entrouverte. Je réalise. Je devine. Je comprends. Mais pourquoi, pourquoi ai- je accepté ce rendez- vous avec cette Miss Betty ? Ce dîner avec la femme sans corps. Même son mari, le bougre, était d’accord. Elle avait si bien décomposé, du bout des lèvres, chaque mot de la phrase, appuyant délicatement sur chaque syllabe, comme pour mieux sceller cet amour à corps perdu :
– Un dîner ? mais oui, monsieur, bien volontiers, mais un dîner... en tête-à-tête.
© Jean-Louis Crimon