Balade en famille. Cycliste, la famille. Les parents et leurs deux enfants remontent le trottoir de droite de la rue de la République. Bons citoyens, ils patientent au feu. Rouge pour les piétons. Vert pour les voitures. Vont sans doute traverser sur les bandes blanches.
Comme souvent, la légende est dans l'image.
© Jean-Louis Crimon
Dimanche 1er janvier. Premier jour de l'année 2012. Près de Kunming. Tout au sud de cet immense pays. Fin de journée. Une journée printanière. Kunming, Yunnan, est appelée par les Chinois la ville du printemps permanent. Rituel annuel, les Chinois sont allés, en famille, admirer cette montagne étrange qui a la forme d'une femme géante, allongée mollement au bord de l'eau. Balade incontournable. La longue et belle déesse est nue. Ses seins tutoient le ciel. La montagne semble se coucher doucement dans l'eau du Lac. Nul ne sait quel géant de terre et de pierres, a poussé au fond de l'eau si belle créature. Shengbin et Shanshan, mes amis Chinois sont les guides précieux d'un Laoshi malicieux. Laoshi, - Professeur -, mon état et mon titre à l'Université de la RPC, la République Populaire de Chine.
Au bord du Lac Emeraude, je suis en maraude. Comme photographe, je ne suis pas un chasseur. Plutôt un guetteur. Guetteur d'instant. Tout le temps.
Vrais mariés ou simples mariés de pub, ils terminent près du lac leur séance photo. Shengbin et Shanshan, mes deux guides, sont un peu fatigués d'avoir trop marché. Ils cherchent un banc. La batterie de mon petit Nikon est à plat. J'ai trop photographié. Shengbin me propose gentiment son appareil. Je dis non. Je n'ose pas. Un appareil, c'est personnel. Mon ami Chinois voit mon désarroi. Il insiste. Cette fois, je dis oui.
Cette photo, je la lui dois. Sans lui, sans Shengbin, sans son boitier, elle n'existerait pas. Cette photo, elle me fait penser à une photo de Guy Le Querrec. Une mariée à la traîne, et sa traîne que le vent entraîne. Une photo des années 70. Superbe. Prise, je crois, devant un commissariat. Si mon souvenir n'est pas trop flou.
Ma mariée à moi fait face au Lac Emeraude. Le marié s'est éloigné. Les photographes aussi. Il ne se passe rien. Plus rien. Je regrette de ne pas avoir dit oui à Shengbin plus tôt. Beaucoup plus tôt. Dommage.
Soudain, ce geste de la main d'un metteur en scène improvisé : du bras gauche, l'index pointé vers le ciel, il semble dire : regardez les oiseaux ! J'ai ma photo.
© Jean-Louis Crimon
C'est le plus beau compliment jamais reçu. "Tes photos ne sont pas des instants arrêtés, c'est du temps suspendu." Elle a dit ça comme ça, sans y prendre garde, sans chercher ses mots, sans se la jouer.
J'ai trouvé sa définition superbe. A peine le temps de le lui dire. Elle avait disparu. Pris la poudre d'escampette. Pris le large, à défaut du grand large. Tourné les talons dans ses chaussures plates.
Jean-Louis Crimon
C'est souvent comme ça. D'abord, il ne se passe rien. Ou pas grand chose. J'ai seulement le sentiment que quelque chose va se produire. La Place est vide. Déserte. Cette pente douce qui descend vers la gare pour un accès directe aux quais est souvent vide. Peu engageante. Les Amiénois qui prennent le train ne l'utilisent guère.
Soudain, au loin, deux personnes descendent d'un même pas. Plus près de moi, un jeune homme remonte, lui, vers la ville. J'attends qu'il soit au même niveau que les deux qui descendent avant de déclencher. La ligne bleue est mon repère. J'appuie, à tout hasard.
Ce geste de la main, vers le front. Ponctuation sublime qui illumine la photo.
MERCI.
© Jean-Louis Crimon
C'est d'abord la main de l'affiche qui attire mon regard. En l'isolant du contexte environnant, je me dis qu'il y a quelque chose à construre. Une passante s'avance vers moi, mais en se laissant happer par les vitrines des magasins. Son sac de courses dans la main gauche, le bras droit rythme ou équilibre la démarche.
Main pour main, je me dis qu'il faut prendre au moment où la passante sera juste à hauteur de l'affiche. Comme si la main de l'affiche lui tendait la main.
Presque parfait. La photo, c'est une bonne part de hasard dans une anticipation mesurée.
© Jean-Louis Crimon
En 1952, Henri Cartier-Bresson définit pour la première fois par écrit sa conception de la photographie. Son premier livre, Images à la sauvette, réunit 126 photos et un long texte de convictions esthétiques. Images à la sauvette devient, pour l'édition américaine, The Decisive Moment. L'instant décisif est né comme ça.
Dans son texte, HCB livre cette définition fondatrice: "Une photographie est pour moi la reconnaissance simultanée, dans une fraction de seconde, d'une part, de la signification d'un fait, et de l'autre, d'une organisation rigoureuse des formes perçues visuellement qui expriment ce fait."
L'instant décisif. L'instant, - le bien nommé -, au pays de ce qu'on nommait autrefois l'instantané. Problème : je me sens, chaque jour davantage, le photographe de l'instant dérisoire. Le dérisoire, le minime, l'insignifiant, le sans importance, c'est, pour moi, paradoxe des paradoxes, ce qui a le plus d'importance.. à mes yeux. Le non-évènement qui, soudainement, fait évènement, j'adore.
Une photo parmi les dizaines de milliers que j'ai pu prendre, définit mieux qu'un long discours ce "dérisoire décisif ", pour inscrire, en toute modestie, ma démarche dans les pas de HCB. Photo prise en juillet 1981, au coeur du vieil Amians, au bord d(un des bras de la Somme où des gamins s'amusent et s'entraînent à plonger. Je me souviens très bien - la planche-contacts en attteste - avoir pris - discrétement - trois photos de la scène. Pas davantage. Au temps de l'argentique, on économise la pellicule. Un négatif 36 vues peut faire la semaine.
Au développement, déjà, je sens que je tiens quelque chose. La lecture du négatif ne laisse aucun doute. Parfaitement cadré. Le cadre exprime parfaitement cette organisation rigoureuse des formes perçues visuellement. Je voulais saisir le plongeur dans son envol, dans sa course vers l'eau, mais avant qu'il n'atteigne l'eau. J'ai déclenché juste quand ses pieds quittent la berge. Le hasard a fait le reste.
Sur la photo, les bras, déjà, sont entrés dans l'eau, mais la tête est comme posée sur l'eau, comme sur une nappe, une nappe liquide où aucune ride n'est encore dessinée. Aucune ride d'eau. La photo est un cadeau. Sûr, Cartier-Bresson n'aurait pas renié ce clin d'oeil du destin. Instant décisif ou pas. Une photo, c'est exactement ça. Simplement ça, mais exactement ça.
© Jean-Louis Crimon