Paris. Saint-Germain. Dimanche 6 décembre 13. © Jean-Louis Crimon
Bruine à Saint-Germain, ce matin. Bruine fine, très fine. Trop fine. Qui mouille, mouille... Terriblement. Premier dimanche de janvier. Premier dimanche de l'année. Devant Les Deux Magots, un clodo tire sur son mégot. Lève les yeux au ciel. Regard désespéré, ou presque. Bouché pour la journée. Les habitués se faufilent vers le cinéma Saint-Germain. Rue Apollinaire. Yann Moix y donne, ce matin, son troisième cours magistral sur Ponge. Chaque premier dimanche du mois, rendez-vous incontournable. Séminaire passionnant.
Dans les premiers rangs, une jeune femme explique gentiment à une dame aux cheveux gris, comment, dès le mercredi, "Tout est en ligne, sur le site de La Règle du Jeu":
- On met la vidéo et vous pouvez revoir et réécouter la conférence...
- Oh, vous savez, moi je préfère le papier...
- On a aussi une news-letter, une lettre d'information, si vous nous donnez votre adresse, on peut vous l'envoyer...
La dame aux cheveux gris est rassurée. Moi aussi. L'écrit et l'écran, c'est différent. Le parti pris des mots renonce difficilement au support papier. Même si l'image et le son rendent très vivants le cours ou la leçon. La conférence. Une histoire de générations, au fond. De galaxie aussi. Gutenberg, pas mort. Pas complétement. ll nous fait... lire encore.
Bonjour ! Merci d'être là et Bonne Année ! Yann Moix s'installe à la tribune. En fait, une table de conférencier tout à fait modeste.
"C'est la troisième séance sur l'un des écrivains les plus importants du vingtième siècle. Il s'agit de comprendre la complexité de la démarche de Ponge. Son obsession : pénétrer le coeur des choses."
Le texte de L'huître s'imprime sur le grand écran. Juste derrière le conférencier. C'est parti pour deux heures intenses. On voudrait noter le texte parlé in extenso, le mot à mot du prononcé, le texto du phrasé, mais ça va trop vite. Moix est en forme. Il déroule superbement. Dire qu'il y a trois mois, je ne connaissais rien de Ponge. Dire que j'ai vécu jusque là, sans connaître Ponge. J'avais bien entendu parler d'un type bizarre qui avait écrit des textes étranges sur des objets aussi déroutants qu'un cageot ou qu'un savon, mais sans me sentir concerné par la nécessité de prendre le parti des choses. J'avais même dû survoler quelques uns des Proêmes. Mariage Pongien insolite de la prose et du poème. Sans jamais sombrer dans la prose poétique et sans pour autant prendre le parti des Petits poèmes en prose. De qui vous savez.
Mais je m'égare. Ecoutons plutôt le conférencier.
" L'Huître condense toute la démarche de Ponge. Le mot fait un pas vers la chose. La chose fait un pas vers le mot. Le raisin n'est rien d'autre que le mot raisin. Même si le mot raisin ne coïncidera jamais avec le raisin."
Ardu devient le travail d'écoute. Pas évident de suivre Yann Moix. La vélocité du raisonnement. L'animal tire un grand braquet. Faut serrer les cale-pieds. Je sens bien la complexité du rapport qu'entretiennent le mot et la chose. Ce collé-serré. Qui n'est pas, ne sera jamais, un copié-collé. Ce rapprochement. Cette épousaille. Mais sans lyrisme. Sans pathos. Il faut raisin garder.
" Prenons la phrase : le raisin est. Le mot donne l'être. Es gibt, en allemand. Le mot et la chose vont se rapprocher pour nous faire voir les choses autrement. L'être, nous dit Heidegger, c'est de l'étant généralisé.
"Ce n'est pas seulement les hommes qui parlent. Les mots disent aussi. Disent des choses, justement. Pour celà, il faut nettoyer les mots. Il faut réveiller le mot. Réveiller le mot pour que le mot révèle la chose.
"La langue exemplaire, c'est la langue de Malherbe. Ponge souligne la pureté, l'efficacité, la simplicité de la langue de Malherbe.
"Question : pourquoi les mots du dictionnaire nous cachent la réalité de l'huître ? ne nous la dévoilent pas ? Etude comparée de deux définitions, dans deux éditions différentes du Larousse, 1974 et 1998 : du latin ostrea, Mollusque bivalve lamellibranche...fixé au rocher marin par une valve...comestible pendant les mois en "r", de septembre en avril"... Eclats de rires dans la salle... Définitions d'une grande médiocrité et d'une grande étrangeté. Mettons-nous dans la peau d'un étudiant chinois qui appprendrait le français en commençant par le mot huître..."
Grand moment soudain. Joli break. Conte-pied superbe: Moix, rêve, à haute voix, d'un dictionnaire où c'est Ponge qui donnerait les définitions. Grandiose. Idée géniale. Les mots enfin lavés, débarassés, de leur gangue de préjugés et de traditions insensées. Objectivement insensées. Pour retrouver l'Etre des choses. Le coeur des choses. L'Etre et le coeur des choses. Pour épouser enfin le parti du Parti pris des Choses. Nous dire, sans se dire. Sans nous dire.
Plus tard, plus loin, dans l'espace de la matinée, surpris d'apprendre que Camus n'est pas entré dans la démarche poétique de Ponge. N'a pas accroché. S'est senti Etranger à la... chose.
"Camus n'a rien compris à l'oeuvre de Ponge. Camus a reproché à Ponge l'absence de l'homme dans sa manière de saisir la chose. Ponge n'a pas écrit sur l'huître à partir de l'homme. Mais l'huître nous est donnée à partir de l'homme."
A la fin, rituel habituel, -pléonasme-, applaudissements chaleureux de la vingtaine de fidèles du rendez-vous dominical.
- Y-a-t-il des questions ?
Un jeune homme, derrière moi, demande si Wikipédia ne serait pas le dictionnaire rêvé, ou fantasmé, des définitions à la Ponge ?
- Tout faux, monsieur, cette multitude de subjectivités rassemblées n'a rien à voir avec une ambition Pongienne.
La dame aux cheveux gris intervient aussi. Elle dit : "Merci et félicitations, car je suis la fille de Francis Ponge." Beau silence et belle émotion dans la salle. Petit dialogue improvisé entre le conférencier et Armande Ponge.
- Je suis très ému de vous rencontrer, madame...
- Vous savez, la correspondance avec Camus sera publiée cette année. Chez Gallimard. C'est une correspondance passionnante. Portant uniquement sur la littérature. Sur leur travail. Ce sera publié dans la collection Blanche de Gallimard.
Je quitte mon siège 149. Je descends saluer Yann Moix. Croise, en chemin, la dame aux cheveux gris. Lui demande si une photo de cette belle rencontre lui ferait plaisir.
- Non, pas de photo, monsieur. Je n'aime pas trop les photos.
- Soit, madame. Rien dans la boîte à images. Tout dans le coeur. Pas si mal.
Il y a des dimanches matin de bruine fine à Saint-Germain-des-Prés qui sont de vrais cadeaux ensoleillés. Eclaircie sublime dans le gris d'une année grise. Coïncidence lumineuse. Au premier rang d'une salle de cinéma transformée en séminaire Pongien, une petite dame aux cheveux gris se lève et dit : Je suis la fille de Francis Ponge.
Soudain, tout s'éclaire...