La photo, toujours. La photo, cette passion dévorante. La photo, cette incroyable nécessité de saisir les instants. D'arrêter les instants. Au bout du comptoir. Aux terrasses des cafés. Au bord des bars. Sur le quai de la gare. La photo, cette façon, sans façon, de dire le temps qui passe et qui fait que, nous aussi, nous passons. Qu'un grincheux s'agace, qu'une pétasse se fâche, et l'on lance à vos trousses la police du chemin de fer, la sûreté ferroviaire, qui, sans manière, vous sort du train, vous, le bout en train, vous encercle, vous interpelle comme un grand terroriste, vous qui n'avez jamais terrorisé que le temps qui passe.
Cette histoire est mon histoire. Croyez-le bien. Mon histoire en gare d'Amiens. L'histoire du train de 17h14. Un train pour Paris que je ne prendrai jamais. La "sûreté SNCF" m'en a empêché. D'une façon plutôt cavalière. Pour ne pas dire fort discourtoise. Pratiquement manu militari. Amiens, Picardie, Aisne Somme Oise. La raison : quelques photos prises place de la gare, juste avant mon départ, la Tour Perret, en contrepoint. D'autres, prises à l'entrée du hall de la gare. D'autres, enfin, dans l'escalier qui conduit à la voie 8. Celle du train pour Paris. Belles photos de mon ami Martin qui descend prendre le train. Quel crime ! Quatre balèzes, la matraque à la ceinture, qui m'entourent et me ceinturent. M'interdisent de prendre mon train qui part ... sans moi. Mon ami Martin, déjà dedans, ouvre la porte pour ne pas m'abandonner sur le quai, aux mains d'individus peut-être dangereux. L'un d'eux n'hésite pas et déclare à l'adresse de mon camarade : "On va vous verbaliser pour entrave à la fermeture des portières avant le départ". Double abus de pouvoir d'une police qui n'en est pas une. Une police nulle et non avenue. Inefficace et malfaisante à la fois. Qui, incapable de régler elle-même l'affaire, -les faits reprochés sont tellement dérisoires- appelle à la rescousse la Police Nationale. Histoire de finaliser l'histoire. L'histoire d'un mercredi soir qui aurait dû être sans histoire.
Entre temps, comme vous avez de la ressource, vous avez appelé la responsable de la Communication de la gare. Elle, elle vous connaît. Sait qui vous êtes. Connaît et reconnaît votre valeur humaine et professionnelle. Vous accorde d'emblée une autorisation de prise de vue dans la gare et sur les quais. Promet de vous la descendre, de suite, voie 8.
Moralité : ce que la sûreté ferroviaire vous inderdit de faire, au contraire, la Communication va tout faire pour vous satisfaire. Aux chemins de fer, tout est affaire de savoir faire.
Vous transmettez l'information aux uniformes, maintenant au moins douze, qui vous entourent fermement. Perplexe, le Chef sans doute, recueille, pour la seconde fois, les renseignements d'usage. Nom, prénom, profession. Tarde à vous rendre votre passeport. Bredouille les mots "main courante, avocat", avant de tourner les talons. Direction escalier roulant. L'escouade vous plante là sur le quai, sans un mot. Sans même un mot d'excuses. Pour cette interpellation abusive. Va falloir aussi, de toute urgence, inscrire la politesse, le respect des droits de la personne humaine, aux programme de formation des agents. La capacité à reconnaître une erreur tout autant. A s'en excuser, promptement.
Pas rancunier pour deux sous, -pour les deux heures de votre vie perdues à tout jamais, pour le rendez-vous manqué à Paris-, et pour finir sur un sourire, vous lancez comme une bouée de sauvetage en direction de l'escadron plutôt penaud et pas vraiment peinard :" Messieurs, s'il vous plaît, un instant ! On peut faire une photo ? Oui, ensemble, ce serait... rigolo..." Les tronches ! Patibulaires ! Manque d'humour, manque d'amour, ça va de pair.
Quelques badauds s'attardent. Tendent l'oreille. Eclats de voix. Eclats de rires. Enorme ! Quand la connnerie prend forme au seul port de l'uniforme. Un souhait de nombreux passagers : que la SNCF cesse de perturber les déplacements des honnêtes gens avec ces escouades de cow-boys d'opérette, jamais-là où ils devraient être.
Pour en finir avec cette lamentable histoire où l'on s'acharne à persécuter un voyageur totalement inoffensif, une ou deux questions à inscrire, désormais, au programme du concours d'examen de recrutement des agents. De police. De malice. De sécurité. De sûreté. Ou d'entretien. Deux beaux sujets de "Rédaction".
Peut-on vraiment affirmer que l'on porte "atteinte à la vie privée" sur la voie publique ? C'est la question. Toute la question. Formulable de mille et une façons. Peut-on parler de vie privée dans les lieux publics ? La liberté de création du photographe est-elle définitivement rendue impossible par la liberté d'un anonyme à ne pas être photographié ? Doit-on demander au moindre passant l'autorisation de prendre une photo, au cas où par inadvertance, il se retrouverait dans le champ, dans le cadre, et donc sur la photo ? Est-il encore possible, aujourd'hui, en France, de faire de la photo ? Librement. De revendiquer ce droit ? Le droit de l'artiste à créer ? A faire une oeuvre ? Ou sommes-nous définitivement dans un pays totalitaire qui, incroyable prétention, donne des leçons de démocratie à la Terre entière ?
Cartier-Bresson, Brassaï, Doisneau, au secours ! à l'aide ! à moi ! Ils sont devenus fous ! Imaginez, mes frères, mes confrères : on me demande désormais, à chaque fois où je souhaite arrêter un instant, d'en demander l'autorisation à la personne qui se trouve, par hasard, dans le champ de l'instant, le champ visuel de l'instant, mais si je le fais, si je m'exécute, si j'obéis à cet ordre stupide, alors il n'y a plus de photo possible. Où est la photo ? Où sera la photo ? Où est l'acte de photographier ? La personne va se figer, la personne va poser et ... il n'y a plus de photo. Plus de photo possible. C'est impensable. L'inattendu, l'insolite, l'humour, la rêverie, le coup d'oeil, le clin d'oeil, faut en faire son deuil. Tout s'efface. Tout s'enfuit. Le talent qu'il faut pour saisir l'instant n'a plus sa place.
Arrêté pendant plus de deux heures pour avoir voulu arrêter un instant ! Le comble du photographe !
Je pose une dernière question : sommes-nous déjà dans cet univers totalitaire où l'artiste n'a plus qu'une solution ? Au choix : se taire, se résoudre à l'exil, ou... mourir.