- On gagne sa vie avec ça !
- Non, mais on la rêve, et ça n'a pas de prix !
Dialogue impromptu juste à l'ouverture de ma petite librairie de plein air. Car il faut le savoir, le bouquiniste s'appelle désormais, dans certains milieux, "libraire de plein air". Par opposition à "libraire de librairie en dur". Mais c'est le libraire de plein air qui a la vie dure. L'averse froide du début de l'après-midi a de quoi décourager. A peine ouvertes, il faudrait refermer les boîtes vertes ? Non, ce n'est pas dans le tempérament de celui qui, sans être forcément intempérant, se moque des intempéries. Plus ou moins bien à l'abri de la pluie, sous les auvents, qui ne protègent pas du vent, les bouquinistes essaient de déchiffrer le ciel. Le grand Bernard, lui, est expert dans l'analyse des rapports complexes entre le vent et la pluie. Jeudi, il m'avait dit: le vent est au nord. Moi, faux ingénu, j'ai répondu: ça veut dire quoi ? Le grand Bernard, sans se démonter, m'a expliqué: ça veut dire qu'il fait froid et ça peut repousser les nuages qui, eux, ne viennent pas du nord. De fait, les nuages ont été un temps repoussés, et quand le vent est tombé, la pluie est arrivée ! Moralité, sur le quai ou ailleurs, quand le vent tombe, la pluie, elle aussi, tombe. C'est le moment de mettre les livres à l'abri, le bouquiniste aussi.
On gagne sa vie avec ça ! Au fond, je ne sais pas si la phrase était exclamative ou franchement interrogative. Mais ma réponse n'a laissé aucun doute. Deux fois payante même. Mon interlocutrice a souri. D'un beau sourire. Elle s'empare des deux tomes de la "Vie de Benvenuto Cellini, écrite par lui-même", Julliard Littérature, 1965, et me gratifie d'un billet de 20 euros - c'était indiqué 18- en me disant "gardez la monnaie, je les cherchais depuis longtemps". La pluie s'est arrêtée. Le ciel du côté du boulevard Saint-Germain tourne à l'éclaircie. La recette de ma journée aussi.