C'est chaque année, fin juin, début juillet. La foire de la Saint-Jean. Autrefois centre ville, Place Longueville. Face au Cirque. Tout au long des grands boulevards. Jusqu'à la gare. Désormais, loin du centre. Manie moderne de tout rejeter à l'extérieur. En périphérie. Les campus, les marchés aux puces, les foires et les terminus d'autobus. A pied, du centre, vingt minutes au moins. Par beau temps. Pas vraiment le temps d'aujourd'hui. Pleuvotte, bruine, ciel d'automne en juillet. Rien de bien gai. Piétons désoeuvrés. Trottoirs de parapluies qui se cognent ou s'embrassent. Pluie qui redouble. Personne à l'intérieur des Bouchées Doubles. Je presse le pas. La foire, c'est pas à deux pas. Il était une fois... Quartier de La Hotoie. Ciel bas que le bitume tutoie. Marelle ou jeu de l'oie. En gage, cette pluie que le ciel t'octroie. Restaurant de toiles. Une allure de piste aux étoiles. Nappes en papier. Pour échapper à l'averse, seul, je m'attable, à cette table plutôt instable. J'aime le vin qu'on y verse. 5 euros 45 le pichet de rosé. Du rosé. Pour l'arrosé. Pour le consoler d'avoir été, pas mal, "arrosé".
L'Ours Noir, c'est la carte des boissons qui le raconte, remonte à la guerre de 1870. Entre les Français et les Prussiens. Les Allemands de l'époque. Beaucoup d'Alsaciens décident d'émigrer à Elbeuf. Ville textile, de tissage et de bonneterie. Avec eux, les alsaciens emportent leurs machines à tisser et, bien sûr, leurs brasseries. Brasseries qu'ils installent sur le Champ de Foire d'Elbeuf. Pour y accueillir leur personnel. Dans les années cinquante, une famille décide d'acquérir l'une de ces brasseries ambulantes. La baptise "L'Ours Noir". Du nom d'une bière alsacienne qu'on vend à Elbeuf, en ce temps-là. Quatre générations se sont succédées jusqu'à aujourd'hui. Au dos de la carte des boissons, la génération 2012 salue les créateurs de 1952 avec des mots de tendrese toute familiale: Merci Mémé Suzanne et Pépé André. En ce jour des 50 ans de la réconciliation franco-allemande, marrant d'aller boire et manger à l'Ours Noir. L'Ours Noir, Brasserie familiale née au temps des Prussiens. Dans ma ville, du 22 juin au 15 juillet. Esplanade de La Hotoie. Quartier d'Amiens.
Marrant, vraiment, en ce jour où le couple Hollande-Merkel rejoue le couple De Gaulle-Adenauer, moi, en célibataire, je célèbre, à ma manière, l'amitié franco-allemande dans une Brasserie née au temps des Prussiens. Saucisses de Strasbourg. Bière allemande. Choucroute alsacienne. Recette à l'ancienne. Bière allemande, j'en redemande.
Dans un picard approximatif, en guise d'apéritif, la carte des mangeailles décline: "Nou r'vlo, min tcho fiu. Vlo ch'menu, y t'régalro". Plus loin, à droite, on précise "Toutes nos viandes de boeuf sont françaises !"
Carte éloquante. Beaucoup de prix arrrondis à cinquante. Carpaccio de boeuf: 12 euros 50. Civet de lapin: 13 euros 50. Des exceptions: 15 euros 60 le porcelet au feu de bois. Frites, la portion: 2 euros 80. Tripes à la mode de Caen (maison): 10 euros 60. Andouillette de Troyes grillée: 11 euros 40. Moules, marinières, ou à la crème, avec frites: 12,60. 12 euros 70, le steak tartare. Non, la viande crue, je laisse ça aux barbares. Poulet rôti, le demi, 14 euros 50, si ça vous tente, mais 8,70 le quart. Un quart de poulet, c'est pas laid pour le palais. Mais pas aussi fin que le cochon de lait.
Je sais, maintenant, ce qui me plait tant, à l'Ours Noir. Pas la frite, un peu trop grasse. Pas la choucroute, un peu fadasse. Pas les saucisses, pas le civet, pas le porcelet, pas la viande de boeuf. Pas la Loburg. Pas le Picon Bière. Non, rien de tout ça. Ce qui me plait à l'Ours Noir, c'est l'odeur du feu de bois. Cette odeur du feu de bois qu'on vous sert dans l'assiette. L'odeur du feu de bois, ma madeleine, à moi. Ma madeleine de Proust. Allez, ouste ! Rien que pour ça, à l'Ours Noir, j'y retourne ce soir.
Temps gris... Ours Noir.