Bien longtemps que mon camarade de quai ne m'avait autant amusé. Julien adore parler de tout et de rien. Surtout des petits riens. Son côté pince-sans-rire malgré lui est souvent à mourir. De rire. Pas d'ennui. Avec Julien, on ne s'ennuie pas. Tant le propos est déroutant. Dans le genre, d'ailleurs, il excelle. Plus la chose est dérisoire, plus le ton est solennel.
- C'est certain, demain, je m'amène un siège.
- Un siège ?
- Tu comprends, le soleil, c'est agaçant. C'est fatigant. C'est lassant. Moi je n'aime que l'ombre.
- Ah bon, et le siège, ça va changer quoi, Julien ?
- Comme l'ombre, elle tourne, avec un siège, je peux me déplacer, mais j'peux pas bouger le banc. Il est bétonné pour des siècles.
- Bon, et alors ?
- Le banc, il est en plein soleil. Moi, j'peux pas rester en plein soleil. Avec mon siège, je suivrai l'ombre. Je serai toujours à l'ombre.
- Tu en as de ces problèmes, Julien ? T'as qu'à faire un casse ?
- Casser le banc ?
- Non un casse, un vrai casse !
- Ah bon, et pourquoi ?
- Un bon casse, tu sais, ça te condamne à l'ombre pour un paquet de temps.
- Non, non ! J'veux pas de cette ombre-là ! Je veux l'ombre de l'homme libre. Pas l'ombre de l'homme en cabane.
- Bon, t'as qu'à te construire une cabane !
- C'est malin !
- Julien, tu pourrais porter un chapeau. Un chapeau de paille. Comme le grand Bernard, tu sais, celui qui a un beau rayon sciences humaines. Des chouettes bouquins Maspero. Ou une casquette, comme le Christian du quai Montebello.
- Non pas de ça, j'ai pas une tête à casquette ! Pas une tête à chapeau.
- Bon, va pour le siège. Le "saint" siège !
- Au début, j'pensais pas apporter de siège. Mais là, le soleil tape trop fort. J'comprends pas, ce banc, il est toujours en plein soleil. Pourtant y'a encore des feuilles aux platanes.
- Le soleil tourne, Julien. La Terre aussi... Le soleil se lève à l'Est. Il se couche à l'Ouest. A midi, il fait son midi. Moralité, le banc, le soleil, il l'a tout le temps...
- En plus, en ce moment, y'a souvent des touristes qui se l'octroient, le banc. C'est agaçant. Ils s'étalent.
- Demande leur de te faire une petite place !
- Tu parles, il fait mal au dos, ce banc. Il est pas confortable. Pas accueillant. Pas comme dans les squares. Tu sais, les bancs de square, avec le dos arrondi. Dos du banc qui épouse parfaitement ton dos à toi. Pour te reposer en douceur les vertèbres. Pas comme ce banc du quai: en moins d'une demi-heure, t'as mal au dos. A croire que la ville ne souhaite pas qu'on puisse s'asseoir.
- Comme dans le métro, Julien. Sur le quai, leurs coquilles en plastique, jaunes ou oranges, très inconfortables. Plus de bancs dans le métro. Pour chasser les clodos. Qu'ils aillent dormir ailleurs. A l'extérieur.
- Sûr, ma décision est prise: je m'amène un siège.
- Danger, Julien ! assis, tu vendras moins. On ne vend que debout. Que si ton regard est à la hauteur du regard des passants. Pour créer le lien, le contact. Pour être un bon vendeur, faut être à la hauteur des promeneurs.
- On verra bien. Mais sûr, demain, j'ai mon siège.
- Un pliant.
- Un pliant ?
- Oui, un pliant, c'est pliant. T'es vraiment un gars pliant.
- Vachement drôle...
- C'est plié, Julien. L'affaire est pliée. Amène ton pliant.
Dialogue insolite. Conversation absurde. Mots du temps. Mots tentants. Mots pour passer le temps. Si peu de passants ces temps-ci. On a tout son temps. On tue le temps. Soudain, le temps se tait. Le temps s'est tu. Fin de l'impromptu.
C'est connu: ceux qui tuent le temps, le temps les tue.