Parfois, fatigué d'être debout, des heures entières, devant ses boîtes, à attendre qu'une passante s'arrête ou qu'un passant s'attarde, que quelqu'un lui demande un titre rare, un auteur méconnu, une édtion ancienne, le bouquiniste s'asseoit sur le parapet. S'abandonne quelques instants à l'une de ses rêveries préférées. Promène de longues minutes son regard vers la Seine en contrebas.
Se pose la question du sens de la vie. De sa vie. Jette un oeil toujours à ses boîtes et à leur contenu, car certains habitués du quai, lecteurs gourmands ou indélicats, peuvent en profiter pour discrétement s'emparer d'un ouvrage et le dissimuler plus ou moins bien, pour partir sans le payer. Quand je m'en rends compte, trop tard, je me dis que celui, ou celle, qui me vole un livre, aurait pu simplement me demander que je lui prête. Je l'aurais fait bien volontiers. Je le fais souvent. Les livres prêtés reviennent toujours. Les livres volés jamais. Du parapet au banc public, il n'y a que quelques pas. Le banc me tend les bras. Je m'y asseois parfois aussi. C'est un banc un peu particulier. Un banc clin d'oeil. Un banc malicieux. Un banc tendancieux. Sur le banc public, il y a longtemps déjà, quelqu'un a gravé, en lettres capitales, sans doute avec la pointe d'une lame de couteau, une phrase injonctive particulière. Une injonction peu commune. Une injonction formulée par la négative. Une négation forte. Une phrase de rebelle. Une phrase rebelle. Belle et rebelle. La phrase, c'est "Ne travaillez jamais".