© Jean-Louis Crimon
"Moi, j'ai horreur du noir et blanc, je n'aime que la couleur !" Le commentaire est sans équivoque. Il émane d'un passant qui s'est attardé de longues minutes devant mon étal. Plutôt attiré par le haut de mes boîtes, où pour casser la monotonie des journaux anciens sous cellophane, suspendus sur un fil avec des pinces à linge, depuis plusieurs mois, j'expose des photos, format 18X24. Belles photographies prises, pour les premières, au début des années 70, quand j'étais étudiant en philo, puis dans les années 80 et 90, quand j'étais journaliste, mais, photos réalisées en dehors du strict exercice de mon métier: j'étais journaliste à la radio. D'autres sont plus récentes, comme celles du Grand Palais, prises l'an dernier, au moment de la présentation officielle de la dernière photo connue d'Arthur Rimbaud. Autant d'instants décisifs ou anodins, essentiels ou dérisoires, autant d'instantanés surannés, glanés d'année en année.
Le noir et blanc, les Américains, les Hollandais et les Japonais en sont friands. Ils achètent assez facilement, mais négocient âprement le prix. Disons que mes photos sont très "vintage" comme on dit aujourd'hui. Alors, monsieur, pardon de ne pas partager votre point de vue sur la pauvreté du noir et blanc. Une telle affirmation mériterait d'être contredite. Ou débattue. Mise en question. Vous ne supportez pas, monsieur, que l'on vous contredise. Bon, ça ne va pas être facile. Comment faire ? Accepteriez-vous que nous dialoguions en silence. Qui ne dit mot consent. C'est moi qui commence.
Détrompez-vous donc, mon ami, qui n'êtes pas mon ami, le noir et blanc n'est pas manichéen, le noir et blanc n'est pas l'expression d'un monde en noir ou blanc. Selon la formule consacrée, ce n'est pas "tout noir ou tout blanc". Le noir et blanc, c'est tout sauf "noir ou blanc". Avez-vous jamais goûté, monsieur, la saveur, la douceur, la beauté, du dégradé de gris ? Le dégradé de gris n'est pas dégradant. Au contraire, mon cher monsieur, c'est dans le dégradé de gris que la lumière prend naissance.
Tenez, parmi les photos que j'aime, il y a celle de cet homme qui marche dans la neige sur une route verglacée, il tourne la tête vers les champs et la plaine, comme pour mieux embrasser du regard l'immensité blanche. C'est une photo philosophique. Il y a celle aussi d'Augustin Lherbier, mineur de fond, du bassin minier de Lens, venu faire prendre l'air à ses poumons silicosés à Ambonnay. Vendanges en Champagne. 1972 ou 1973. "L'Augustin", comme l'appelaient ses camarades, "ch'est du toubac qu'tu fouais, y'o trop d' feulles dins tin raisin" ! L'patron n'va pas êt' contint !" L'Augustin qui, chaque matin, à la pause du petit-déjeuner champêtre de vendangeurs affamés, allumait sa clope avec la braise d'un sarment de vigne qui se consume. L'Augustin, "l'homme sarment", comme je l'avais tendrement surnommé. Ou encore les quatre ou cinq photos de la séquence du laveur de vitres d'Ecosse, qui grimace avec une application non feinte, dans la répétition des gestes pénibles du quotidien. Comme si la grimace donnait toute sa valeur à la qualité du travail accompli. Ou cet enfant qui se métamorphose en danseur de flamenco ou en toréador, alors qu'il joue simplement avec une araignée qui se débat au bout de son fil. Toutes ces photos prises, toutes ces images arrêtées, et jamais développées, pendant des dizaines d'années, je les aime, monsieur. Toutes ces photos muettes pendant 30 ou 40 ans et qui se mettent soudain à parler ardemment, à sourire et à rire, trop joyeuses de sortir d'un trop long silence, j'en suis, pardon pour l'immodestie, assez fier, monsieur. Mon noir et blanc est lumineux, monsieur: la couleur est à l'intérieur.
Car enfin, monsieur, sachez-le, ces photos viennent de très loin. Jusqu'à ce jour, elles n'avaient jamais vu le jour. Pendant des années, je me suis contenté de simplement développer moi-même les négatifs, les tirages sur papier étant à l'époque trop onéreux pour ma bourse. Ma bourse d'étudiant ou de professeur débutant à mi-temps. Bien sûr, après, chemin faisant, chemin professionnel, s'entend, j'ai eu, comme tout le monde, davantage d'argent mais beaucoup moins de temps. Les négatifs sont restés dans leurs grands classeurs, à l'abri de la poussière et de la lumière, par feuille de "six fois six vues" et les photos, moi non plus, pour la plupart, je ne les ai jamais vues. Je me dis aujourd'hui que le moment est venu de les révéler enfin à la lumière. Avant qu'il ne soit trop tard. Je dois à mes enfants, à ma fille, à mon fils, à ma femme, à mes amis et à tous ceux que la chose intéresse, ce livre de 300 ou 400 photos, somme fabuleuse d'instants captivants, captés avec tendresse ou ironie parfois, et définitivement placés hors du temps. Hors du temps et de son pouvoir destructeur qui fait que tout passe et tout trépasse, et que tout s'efface. 400 photos pour 40000 négatifs, c'est une vision très humble, convenez-en, monsieur, de la réalité du trésor d'images que je me suis constitué, d'année en année, sans en avoir vraiment conscience. J'ai le sentiment, monsieur, qu'en relisant la parabole des talents, je me sens, un peu, beaucoup, passionnément, coupable, d'avoir si longtemps autant maltraité mon talent de photographe.
Je vais vous laisser sur ce dernier scoop, monsieur, je dois vous avouer que je suis sans doute le seul photographe au monde à avoir passé toute sa vie au stade du ... négatif !
Un sourire à peine sur le visage de l'homme qui s'en va maugréant contre je ne sais quoi ou contre je ne sais qui, et qui n'en démord pas "de toute façon, je n'aime que la couleur !"