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25 mars 2012 7 25 /03 /mars /2012 21:56

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© Jean-Louis Crimon                                                            41, Quai de la Tournelle. Paris. 2011.

 

 

L'après-midi avait été assez banale. Dès l'ouverture des boîtes, mon voisin m'avait amusé, mi-sérieux, mi-moqueur, comme à chaque fois, avec sa ritournelle habituelle sur le temps : ah, le printemps, c'est tout de même plus agréable que l'hiver ! A quoi, inexorablement, je réponds : Julien, tu le sais bien, moi, j'aime toutes les saisons !

Mon voisin de rétorquer : L'hiver dernier, ça a été trop dur, vraiment trop froid, l'an prochain, j'préviens la Mairie, j'prends des vacances et je pars au soleil !

 

Vers 16 heures, une belle Italienne lui a marchandé jusqu'à réduire en cendres sa maigre marge un petit bouquin au titre sobre Herculanum, d'Amedeo Maturi. Réduire en cendres la marge de la vente d'Herculanum, c'est bien sûr un peu cruel. Pour arriver à ses fins, la belle Italienne a trouvé un argument incroyable :" Si je n'étais pas passée ici aujourd'hui, vous ne l'auriez jamais vendu ce livre. Avec ce Gide "Retour d'URSS", 30 euros, c'est beaucoup trop" ! Erreur fatale de Julien, il accepte trop vite de négocier. Je le lui ai déjà dit.  On casse le prix, seulement à la fin. Si le client renonce. Ou fait mine de renoncer. A la toute fin. Mais jamais d'emblée.

 

- Je peux vous faire un prix, madame, 25 euros ...

- Vous n'y pensez pas, ça ne les vaut pas ...

- 20 euros, mais je ne gagne rien !

- 15 euros, pas davantage !

- Va pour 15 euros ...

 

La belle Italienne, très fière d'elle, emporte, bien serrés contre sa poitrine, son Gide et son Herculanum. Assez fière d'elle et de son coup. Julien se dit qu'il a tout de même gagné 15 euros.Ce qui n'est pas faux. Ces deux livres, on les lui avait donnés.

 

Plus tard, à Julien de me chambrer. Pour une séquence inédite de la vie du quai. C'est d'abord Jacky, le musicien de France Gall et de Gainsbourg, qui accompagne jusqu'à mes boîtes une dame qui tient à la main un ouvrage dont je connais bien la couverture. Titre : Renaud raconté par sa tribu. Livre coécrit avec le frère aîné de Renaud, Thierry Séchan, et publié par l'Archipel en septembre 2006.

 

- Monsieur, c'est un livre que ma fille a acheté, il y a 5 ans !

- Madame,vous voulez une dédicace, bien volontiers, je vais vous la faire ...

- Non, je ne veux pas de dédicace ! Ma fille a 36 ans, maintenant, elle est mariée, elle a des enfants et ...

- Elle peut toujours aimer Renaud...

- Non, elle déménage et elle m'a demandé de lui vendre les livres qui ne l'intéressent plus !

- Vous voulez que j'achète ce "Renaud raconté par sa tribu" ?

- Oui, je veux le vendre !

- Mais, Madame, pas à moi, je vous l'ai dit, j'en suis l'auteur ! Enfin le "coauteur" ! C'est moi, madame, qui l'ai écrit ce livre, avec Thierry Séchan, le frère aîné de Renaud. Thierry Séchan, oui, le frère aîné du chanteur !

- J'en veux 5 euros !

- Madame, neuf, il en valait 18 ! Le livre a bientôt six ans ...

- Justement, vous allez le revendre plus cher, vous !

- Madame, je n'ai gagné que 7 euros, pour l'instant ...

- 4 euros !

- C'est encore trop ! C'est plus de 50 % de ma recette de l'après-midi !

- 3 euros, c'est mon dernier prix !

- 2 cinquante, madame !

- Va pour 2 euros cinquante !

 

Au fond de ma poche, j'ai trouvé sans mal une pièce de 2 euros et une pièce de 50 centimes. Je n'avais que deux pièces dans ma poche. Je les ai mises dans la paume de la main de la dame qui m'a tendu le livre. C'est exactement comme ça que les choses se sont passées. Comme ça que je me suis racheté moi-même. Jusqu'à aujourd'hui, ça ne m'était jamais arrivé. Incroyable sensation. Se racheter soi-même...

 

Les courtiers, les colporteurs, les vieilles dames qui, le dimanche,  veulent se faire un peu d'argent de poche, toutes ces personnes qui déambulent avec des sacs ou des caddies de livres, ne paient,elles, ni taxes, ni impôts. Elles ne se déclarent pas comme auto-entrepreneurs. Elles se baladent simplement sur le quai, le dimanche après-midi, et proposent, aux bouquinistes, des ouvrages, la plupart du temps, sans intérêt.

 

Julien, témoin très amusé de la scène, et du dialogue avec la dame, m'a dit : tu vois, tu trouves que je ne vends pas assez cher, mais moi, au moins, je vends ! Toi, tu achètes ! Le comble : tu t'achètes toi-même ! C'est surréaliste !

 

Il n'a pas tort, Julien. Il n'a pas tort, mon voisin de quai. Se racheter soi-même, c'est limite absurde. Mais, symboliquement, ça n'est pas pour me déplaire. Il y a quelque chose de beau et même d'héroïque à se racheter soi-même.  La vie sur le quai, ce n'est pas ce qu'en croient parfois les passants. Ce métier de bouquiniste, perçu comme "très romantique" par la majorité des promeneurs ou des touristes, avoue, certains jours, des côtés quelque peu attristants. Signe des temps. Signe inquiétant. Pas forcément. Signe que le quai est vivant. Toujours vivant.

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