La question de départ pourrait être : n'ayant jamais cru au rôle messianique du prolétariat, pourquoi nous faudrait-il croire aujourd'hui au rôle messianique du marché ? Cessons de nous voiler la face et de nous payer de mots. Le libre marché n'a de libre que le nom. Le marché, la seule loi du marché, est un marché de dupes. La « concurrence libre et non faussée » est faussée dès le départ : sans adéquation des fiscalités nationales, sans rééquilibrage des prix de revient des produits et des productions, sans obligation de charges sociales et salariales identiques, sans égalité devant l'impôt, des personnes comme des entreprises, sans réglementation une et unique, sans règle acceptée et respectée par tous, la « concurrence libre et non faussée » est une vaste blague, une fumisterie, une naïveté déconcertante, pour ne pas dire une erreur monumentale, parce que, personnes, peuples ou États, elle affaiblit les forts sans fortifier les faibles.
Il faut oser dire : « Non, ça suffit ! » Nous rêvions d'une autre Europe et nous devons à nos enfants une autre Europe. On nous fait le chantage au coup d'arrêt brutal et définitif à la construction européenne. On nous traite de « moutons noirs », d'anti-européens, pratiquement de traîtres à la patrie libérale, mais la question est plutôt : qui trahit qui, et qui trahit quoi ? On nous promet le plein-emploi, ou mieux, ou pire, on nous promet de « tendre vers » le plein-emploi, on nous fait miroiter le « taux plein d'activité », mais que voyons-nous, que constatons-nous ? 2 500 000 chômeurs en France, 5 millions de chômeurs en Allemagne, et combien dans chaque État de l'Union ? Combien de chômeurs dans l'Union européenne ? Tout le monde s'accorde à penser que ce chiffre tabou (il est si peu présent dans tous nos débats) est de l'ordre de 20 millions ! Vingt millions de chômeurs, pardon, il faut dire vingt millions de « sans-emploi », 20 000 000 de personnes, 20 000 000 d'êtres humains, 20 000 000 d'Européens qui croyaient au « droit au travail », et qui savent désormais qu'on leur promet au mieux le « droit de travailler ». Nuance de taille. Traducteurs, traduisez (...). Cessons nos tartuferies libérales et tirons un trait définitif sur toutes ces illusions perdues, l'égalité, la liberté, la fraternité, le plein-emploi et la justice sociale. Soyons pour une fois francs et courageux : créons de toutes pièces ce 26e État de l'Union, qui existe déjà mais n'a pas, comme vous diriez, la visibilité qu'il mérite : 26e État où l'on regrouperait les 20 millions de chômeurs. Vingt millions de sans-emploi, auxquels on adjoindrait les sans-papiers, les sans domicile, les sans espoirs, les sans espérances, les sans avenir, les sans ambition personnelle, tous « les sans », bon sang de bon sang, justement pour ne plus se faire de mauvais sang. Les « sans », bien localisés, dans leur « État des sans », on en aurait des cents, puis des mille, des milliers, des centaines de mille, des millions de « sans » (...).
L'Humanité, 27 mai 2005. Extraits.