D’abord, il y a le mauve et puis le bleu. Le mauve de ses tableaux. Le bleu de ses yeux. D’emblée, le mauve fascine. D’entrée, le bleu embarque. Aucun doute, la couleur vous envoûte. Des toits d’ardoises bleu/mauve de Saint-Flour au mauve de début de nuit du ciel de Saint-Tropez, en passant par Uzès ou ce marché de Vannes en hiver et ses parasols roses, la couleur a la douce douleur d’une âme qui se cherche et se trouve au petit matin. Je n’en ai pas la preuve, mais j’en suis presque sûr : Jerri Bram donne vie à la plupart de ses toiles la nuit.
- Vous êtes le peintre ou la peintre ?
- La peintresse, lance, non sans malice, Pascal Calaresu, le patron Sarde du Mini Festin !
- La peinteresse, reprend Jerri, dans un grand rire, ça me va bien, ça rime avec pécheresse, et comme je suis Américaine, mes péchés ne me choquent pas !
Comme pour bien enfoncer le clou, Jerri Bram assure : « peinteresse-pécheresse », c’est très chouette, ma réputation est faite !
« Jerri ! ça sonne tellement joli ! » C’est comme ça, allez savoir pourquoi, Géraldine, son vrai prénom, Jerri le trouvait « daté », « vieillot ». Alors le jour de ses 21 ans - l’âge de la majorité à l’époque aux Etats-Unis -, Miss Géraldine, pas encore Bram, est allée à la mairie de son village, et pour 50 cents, l’officier de l’état-civil de Cross Plains, près de la ville de Madison, au sud du Wisconsin, l’a civilement débaptisée et rebaptisée immédiatement « Jerri ». Jerri Bram venait de naître. Curieusement, en cette fin d’après-midi de décembre, au Mini Festin, celle qui a eu un Maxi Destin, le regretterait presque : « Géraldine, ça sonne tellement beau en français ! Mais c’est comme ça, c’est trop tard, je ne peux pas revenir en arrière ! » avoue-t-elle dans un lumineux sourire, ajoutant, comme pour nous rassurer et ne pas se refuser le plaisir : « beaucoup de mes amis m’appellent toujours Géraldine, vous savez ! »
Retour au mauve qui fascine, qui séduit dans le ciel d’aujourd’hui. Jerri est intarissable. Elle sait dire avec des mots de la vie de tous les jours le secret du mauve. A l’écouter, tout s’éclaire. Le mauve, quand on plisse les yeux et qu’on regarde les ombres, on le voit dans les ombres. Les ombres ne sont pas sombres. Les ombres ont la lumière mauve. Le mauve fait partie des couleurs qu’apporte l’ombre. N’allez pas en prendre ombrage, une allée d’arbres en été, ce n’est pas seulement de l’ombre. Il ne faut pas voir les couleurs avec le cerveau, il faut les voir avec le cœur. Et Jerri ( égérie ?) d’expliquer : « Le cerveau nous dit que le ciel est bleu, que l’arbre est vert et que les ombres sont grises. Quand on regarde les choses et les gens, sans prendre en compte ce que le cerveau nous dit, on voit tout autre chose. Nous ne savons pas voir les ombres mauves parce que nous pensons les couleurs avec le cerveau. Les voir avec le cœur, vous donne le sens du beau, le sens du mauve. Le ciel de Paris, vous le savez, est mauve aussi. Vous ne pouvez pas ne pas l’avoir vu. » Voilà c’est la raison, la seule, la vraie, les feuilles des arbres de Jerri Bram ne sont pas vertes, elles sont de toutes les couleurs. Comme les troncs d’arbres, comme les toits de tuiles ou d’ardoises. Dans la beauté simple et complexe des choses, des villes, des villages et des êtres.
« Saint-Flour, dans le Cantal, c’est un labyrinthe, cette ville, c’est fascinant, mystérieux, j’aime le mystère. » Le regard se perd dans l’enchevêtrement des toits d’ardoises turquoises ou narquoises, c’est selon. Selon le mauve, juste avant que le jour ne se sauve. Cadrage incroyable saisi de l’hôtel de l’Europe : Jerri se souvient qu’au départ, elle a l’œil photographe.
Enfant elle dessinait tout le temps, des portraits des gens de son village américain, « malgré mes origines paysannes », précise-t-elle en riant. Une mère qui avait le don de la couture, mère au foyer, retoucheuse de génie pour les dames riches du village, un père ouvrier dans la manutention et la distribution de produits alimentaires, la quatrième des cinq filles des époux Bram, est la seule à très tôt avouer une âme artiste. De 20 à 30 ans, elle délaisse ses crayons et ses croquis subjectifs pour l’objectif de l’appareil photo. Mais là encore, beaucoup de portraits et de nus, de très beaux nus de femmes, de femmes enceintes surtout, à une époque « où ça ne se faisait pas ! »Jerri Bram réalise d’ailleurs dans ces années-là plusieurs reportages pour l’agence Sipa-Press. Puis c’est le déclic, - ou la fin du temps du déclic – Jerri retrouve ses crayons, ses pinceaux, sa palette et ses couleurs. Couleurs vives d’une peinture à l’huile qui sait pourtant parfois avoir des accents d’aquarelle, comme ce bord d’étang de neige mauve et de branches beiges. Cadrage photographique d’une artiste qu’on pourrait croire post-impressionniste. Toutes les toiles de Jerri Bram ont une histoire.
En fait, je vous dois la vérité : selon la lumière ou l’heure de l’après-midi, dans le bleu des yeux de Jerri, il y a un peu de gris, un peu de jaune ou de vert aussi. Normal, la peinteresse a les yeux palette, les yeux paillettes. Jerri a des étoiles dans les yeux. Bleu gris, gris vert, bleu vert : toute la lumière se joue dans les yeux de Jerri. Soudain, déjà, si vite, trop vite, le soir tombe. Normal, c’est l’hiver :
- Jerri, c’est l’heure, faut que j’me mouve ! que j’ me sauve ! Mauve qui peut !
- Mauve qui peut ! Voilà un bon titre !
Rires de bon cœur. A gorge déployée. Normal : toute la lumière est dans le mauve. Au commencement n’était pas le verbe. Au commencement était le mauve.
© Jean-Louis Crimon