Depuis le début de la semaine, j'ai un problème avec ma montre. Dès que je la porte au poignet, elle s'arrête. Si je la retire, la pose délicatement sur un meuble, une table, sur un livre, ou sur le banc, elle repart. Au poignet, elle fait sa paresseuse. D'abord, la trotteuse, l'aiguille des secondes, freine et stoppe. Instantanément. Immédiatement, forcément, font de même, l'aiguille des heures, la petite, et la grande, l 'aiguille des minutes. Ma montre fait la grève. Ou rêve.
Sur le quai, mon voisin a aussi un problème de temps et d'aiguilles. De mesure du temps. A cause des branches des arbres et des feuilles. Mon voisin ne porte jamais de montre. Faut dire que de l'endroit où nous sommes, l'hiver et au début du printemps, c'est facile pour nous de voir l'heure à l'horloge, qui se trouve près de l'entrée du Pont de l'Archevêché. Juste à côté du feu tricolore. Le cadran est parfaitement lisible, même à deux cents mètres. Même du 39, quai de la Tournelle, l'emplacement des boîtes de mon voisin, c'est tout à fait jouable. Dès qu'il y a des feuilles, c'est une autre histoire.
Mon voisin est déterminé : je vais couper la branche. Il pourrait dire : je vais m'acheter une montre. Non, il dit, avec cet air buté qui le caractérise en pareil cas : je vais la couper, cette branche. Moi, ça m'amuse, je fais semblant de ne pas comprendre. Pour le plaisir, j'amorce le dialogue :
- Quelle branche ?
- La branche qui gêne !
- Commment ça ?
- Celle qui m'empêche de voir l'heure !
- Tu n'y penses pas !
- C'est mal me connaître, je ne recule devant rien !
- Tout de même, elle ne t'a rien fait cette branche !
- Elle m'empêche de voir l'heure, de ma place !
- Change de place !
- Pas question !
- L'arbre va souffrir, la branche va mourir ...
- Pas de sentimentalisme stupide, elle gêne, je taille, je coupe !
- Tu vas avoir des ennuis, avec la maréchaussée...
- T'inquiète, je vais faire ça la nuit !
- T'es un peu fou, non ?
- Non, pas du tout, déterminé !
- J'te crois pas. T'es pas cap' !
- Tu verras ça demain...
Autrefois, dans mon enfance, j'ai connu des gens qui savaient lire l'heure au soleil. A la hauteur du soleil dans le ciel. Même à la taille de l'ombre, en plein été. Ils ne se trompaient jamais.
Vous nous imaginez, sur le quai, en train de dire : Monsieur, s'il vous plait, arrêtez vous, que je mesure votre ombre, et que je vous dise l'heure qu'il est. L'heure au soleil. Sûr, on passerait pour des fadas. Des fêlés. Des fondus. Des fous. Pour le coup, on risquerait de se retrouver... à l'ombre.
En fait, je sais pourquoi, au poignet, ma montre s'arrête. Ma montre se sent si bien avec moi qu'elle désire très fort que le temps s'arrête. Elle le désire si fort que la chose ne manque pas de se produire. Une façon de me dire : savoure l'instant. L'instant présent. Le temps n'est rien. Le temps n'existe pas. Toi, tu existes. Prends le temps. Tout le temps. Qu'il fasse beau temps ou mauvais temps, le temps importe peu. Voilà ce que me dit ma montre. Ou plutôt, voilà ce qu'elle me... montre.