Je sais, la phrase la plus célèbre de toute la littérature française, la première phrase de la Recherche, la première phrase de Du côté de chez Swann, ce n'est pas "Longtemps, je me suis levé de bonne heure", mais "Longtemps, je me suis couché de bonne heure". Même si, paradoxe, au moment même où il commence son récit, le narrateur a plutôt pris l'habitude de s'endormir beaucoup plus tard. Dès le premier volume de la Recherche, publié en 1913, Marcel Proust nous offre le récit de son enfance à Combray. Swann, Charles Swann, pour encrage. Swann, encrage et ancrage à la fois. Charles Swann à qui Proust reconnaît devoir beaucoup : " La matière de mon expérience, laquelle serait la matière de mon livre, me venait de Swann." La suite du récit nous fera découvrir un autre personnage tout aussi important pour Proust, Odette de Crécy. Pour les premières lignes sur une fameuse première phrase, j'arrête ici.
Si "Longtemps, je me suis levé de bonne heure" n'est pas de Proust, c'est parce que c'est de Caloni. Philippe Caloni. L'homme de la voix chaleureuse et fraternelle d'Inter-Matin, au début des années 80. La première d'Inter-Matin a eu lieu le 6 décembre 1982. La dernière, je crois, le vendredi 2 janvier 1987. Quatre années bien pleines d'une teneur et d'un ton, fait de profondeur et de légéreté, qui sont ce que France-Inter a su faire de mieux.
Pour preuve, ces quelques lignes de la quatrième de couverture de ce livre paru chez Belfond, en novembre 1987.
"Tour à tour colérique ou inquiète, paillarde ou tendre, truculente ou grave, émouvante ou incrédule, désinvolte ou nostalgique, cette mosaïque de choses vues, vécues et entendues constitue l'itinéraire intellectuel et affectif d'un virtuose de l'information." Belle définition de ce que fut le style radiophonique Caloni.
Caloni qui de l'incipit de la Recherche osa faire un titre, son titre. Titre pertinent-impertinent. Titre contre-pied. Titre contrepoint. Titre de gloire de tous ceux qui, un jour, allez savoir pourquoi, sont devenus les voix du matin et qu'à la radio, on désigne sous le terme de "matinaliers". Ces travailleurs de la nuit qui oeuvrent pendant que les autres dorment pour donner, chaque matin, les nouvelles du matin.
Alors, sans pour autant dédaigner l'auteur de la Recherche, aujourd'hui, je veux vous inviter à (re)découvrir Caloni. Trop tôt disparu.
Et ce soir, avant de vous endormir, pourquoi pas relire aussi ces premières phrases qui suivent la toute première phrase. Cette attaque insolite et inoubliable. Cette phrase des phrases, par laquelle toutes les phrases sont possibles. Longtemps, je me suis couché de bonne heure.
Non, ne pensez pas : allez avoir l'envie d'écrire après ça ! Commencez simplement par lire ou relire. Par avoir envie de lire. Ou de relire.
Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire :"Je m'endors". Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais encore avoir dans les mains et souffler ma lumière ; je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage : une église, un quatuor, la rivalié de François 1er et de Charles Quint.
...
Quelquefois, comme Eve naquit d'une côte d'Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d'une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j'étais sur le point de goûter, je m'imaginais que c'était elle qui me l'offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s'y rejoindre, je m'éveillais. Le reste des humains m'apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j'avais quittée il y avait quelques moments à peine; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d'une femme que j'avais connue dans la vie, j'allais me donner tout entier à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s'imaginent qu'on peut goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s'évanouissait, j'avais oublié la fille de mon rêve."
On dit que Proust avait lu Matière et Mémoire de Bergson en 1910. Bergson qui écrivait : "Un être humain qui rêverait son existence au lieu de la vivre tiendrait sans doute ainsi sous son regard, à tout moment, la multitude infinie des détails de son histoire passée."
La clef de la Recherche dans Matière et Mémoire, je n'y avais jamais pensé.