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25 février 2012 6 25 /02 /février /2012 17:54

 

"Il y a environ deux ans, un brave homme qui fut, durant plus d'un demi-siècle, l'humble providence des bibliophiles et des bibliomanes, est mort, à Paris, dans l'isolement et dans la gêne. Au retour d'un voyage, nous avons appris la triste fin de ce pauvre vieillard. Bien peu de personnes, hélas ! ont suivi son modeste convoi; aucun ami des livres ne lui a dit le suprême adieu; aucun journal n'a daigné annoncer,même par une simple ligne, sa disparition de ce monde !

"Qu'il nous soit permis de réparer aujourd'hui cet oubli regrettable. Le père Lécureux nous a donné naguère plus d'une joie; il serait vraiment injuste et ingrat de ne point lui consacrer quelques pages sincères. Et, d'ailleurs, une rapide esquisse de cette originale et honnête figure aura peut-être la bonne fortune d'intéresser un moment nos lecteurs."

 

Ces deux paragraphes sont extraits d'un petit livre qui ne paie pas de mine. Alexandre Piedagnel en est l'auteur. En chiffres romains, sous le nom de l'Editeur, Edouard Rouveyre, est indiqué l'année de publication : MDCCC LXX VIII, ce qui se traduit, si vous lisez couramment les chiffres romains, par ... 1878.

"Un bouquiniste Parisien, Le père Lécureux", c'est le titre complet. Le livre est enrichi d'un frontispice à l'eau-forte, composé et gravé par Maxime Lalanne.

Mais poursuivons la lecture du livre que Piedagnel a consacré à ce célèbre "Bouquiniste Parisien" du 19 ème siècle. L'écriture est datée et en même temps assez moderne. La description du cadre de vie et de travail du père Lécureux est parlante et visuelle à la fois. Curieusement, on prend un réel plaisir à pousser la porte d'un magasin qui a fermé ses portes il y a plus de 130 ans. C'est vivant, alerte et, forcément, émouvant.

 

"Au n° 20 de la rue des Grands-Augustins, tout au fond d'une cour silencieuse, se trouvait le vaste et poudreux magasin du digne bouquiniste. Sans cérémonie et à toute heure du jour, on pouvait pénétrer dans le temple, situé au rez-de-chaussée, en tournant le bouton d'une porte vitrée dont les carreaux étaient constamment couverts d'une vénérable poussière. Une marche à descendre, cinq ou six pas à faire dans une demi-obscurité, et le visiteur apercevait ou plutôt devinait soudain le père Lécureux, assis gravement devant un petit bureau de sapin noirci, placé près d'une fenêtre ayant vue sur une seconde cour, où s'étiolaient de compagnie quelques lilas et un platane, au centre d'une maigre pelouse. Le bureau vermoulu était surchargé de registres écornés et de liasses de papiers jaunis, du milieu desquels émergeait la tête chenue du bonhomme. Dans deux grandes pièces contiguës et peu élevées, l'oeil rencontrait partout de nombreux rayons pliant sous le poids de volumes brochés ou reliés, et ficelés soigneusement par séries, avec de larges étiquettes sur chaque paquet. A terre, près du seuil, des pyramides de bouquins; sous les tables boiteuses, sur les chaises branlantes, encore des livres empilés; dans les encoignures, tapissées de toiles d'araignées, devant les fenêtres aux vitres verdâtres, tout le long des salles lézardées, toujours des livres et des brochures! De la médecine et du droit, de la théologie et de l'algèbre, de la poésie et de l'hisstoire, de l'italien, de l'anglais et du grec, du chinois, du latin et de l'allemand, de la musique et de la géométrie, des romans et des contes bleux, de la philosophie et de la critique, des tragédies et des vaudevilles...

"On trouvait tout (ou du moins des échantillons de tout) dans ce capharnaüm, où il semblait, par exemple, terriblement difficile de circuler. De petits sentiers sinueux y étaient ménagés cependant, mais il fallait, pour s'y reconnaître, avoir une certaine habitude du logis.

"Eh bien, ce désordre apparent cachait un ordre parfait. Le père Lécureux, qui, depuis plus de soixante années (il est mort âgé de quatre-vingts ans), vivait au milieu du papier imprimé, possédait une méthode sûre et fort ingénieuse pour s'éviter le moindre embarras. Les diverses éditions d'un même ouvrage étaient réunies chez lui, par ordre de dates, au fur et à mesure de ses découvertes. Il avait disposé, en outre, dans deux boîtes sans couvertures, d'innombrables fiches en carton, - couvertes de chiffres à l'encre noire et à l'encre rouge, de caractères menus, de ratures et de signes hiéroglyphiques, - à l'aide desquelles il savait immédiatement si un auteur quelconque, ancien ou moderne, demandé à l'improviste, dormait dans son obscur magasin, et à quel endroit exact il devait, armé d'une chandelle à la lueur vacillante, aller le réveiller pour satisfaire le caprice d'un client."

 

"Aller réveiller un auteur, ancien ou moderne, pour satisfaire le désir d'un client", quel beau métier ! Quel étrange pouvoir ! Quelle jolie manière, aussi, de saluer ainsi la mémoire et le talent d'un bouquiniste défunt.

 

D'Alexandre Piedagnel, l'auteur de ce "Lécureux, Bouquiniste Parisien", je possède aussi Avril , un très beau recueil de poèmes. Sur l'exemplaire que j'ai entre les mains, édité en 1877, à 774 exemplaires, sont imprimés trois mots en capitales italiques, trois mots qui, chez les bibliophiles, donnent une tout autre valeur à l'ouvrage en question : EXEMPLAIRE DE L'AUTEUR. 

 Au delà de la valeur marchande de cet "exemplaire de l'auteur", je me sens frère de ce Piedagnel. Frère d'écriture. Frère de sa manière de faire vivre le père Lécureux. Au pays des mots, il y a des familles où l'on se sent plus ou moins bien. Dans la famille Piedagnel, je m'y sens bien. On y est bien.

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