Début d'après-midi paisible sur le quai. Julien, mon voisin, a soudain des accents de poète. "Tiens, le platane fait sa mue", s'exclame-t-il, en ramassant un joli morceau d'écorce brune. Un courtier, le caddie débordant de livres d'occase, s'arrête à notre hauteur. Discussion sur le banc avec le courtier à propos d'Utrillo et de la photographie.
Le courtier: j'adore Utrillo mais, c'est vrai, il peignait ses tableaux d'après cartes postales.
Mon voisin: La neige à Montmartre, bof... c'est facile !
Le courtier: La photo, c'est la lumière.
Mon voisin: ça dépend ce qu'on prend.
Le courtier: Non, la photo, c'est la lumière et c'est le sujet.
Moi: La photo, c'est le regard, l'oeil, le coup d'oeil de celui qui regarde !
Mon voisin: Doisneau organisait ses photos. Le Baiser de l'Hôtel de Ville, par exemple, c'est de la mise en scène ! On le sait depuis peu, mais on le sait.
Moi: Doisneau, ce n'est pas seulement Le Baiser de l'Hôtel de Ville...
Mon voisin: Oui, mais, ça montre sa manière de fabriquer ses images...
Le courtier: cherchez pas, la photo, tout est dans le sujet !
Une passante en voile bleu et blanc s'arrête à ma hauteur. Je me lève. Je quitte le banc des certitudes temporelles. Le banc des convaincus. Des convictions terrestres. Des banalités sur l'art. Ensemble, la dame en bleu et moi, on fait quelques pas en direction de mes boîtes. Ma petite librairie de plein air...
- Monsieur, est-ce que vous connaissez le goût du péché ?
- Pardon, ma soeur, mais on pourrait nous entendre...
- Oui, et alors, je vous demande si vous connaissez le goût du péché ?
- J'entends bien, ma soeur, mais... c'est une invite ?
- Une invitation à la lecture, monsieur, pas à la luxure !
- Notez, St-Nicolas n'est pas loin, nous pourrons très vite aller nous confesser...
- Monsieur, voyons, je vous parle du livre !
- Quel livre, ma soeur ?
- Le Goût du péché. Editions Julliard, 1954.
- Je ne connais pas !
- Comment, vous ne connaissez pas Le Goût du péché ? Maurice Boissais. Prix Interallié.
- Non, ma soeur, je ne connais pas. Ni l'auteur, ni le titre.
- Enfin, comment un bouquiniste des quais peut-il ne pas connaître Le Goût du péché ?
- Ma soeur, cessez de me tourmenter ! Quand vous dîtes Le Goût du péché, le livre, je comprends "le goût du péché", la chose...
- Bon, vous ne le connaissez pas et vous ne l'avez pas ! Diable... un bouquiniste qui ne connaît pas Le Goût du péché...
- Mon Dieu, ma soeur, vous avez dit "Diable" !
- Mais, Monsieur le bouquiniste, vous avez le diable au corps !
- Ah oui, ma soeur, j'ai Le Diable au corps...
- Hors de mon chemin, monsieur...
- Ma soeur, voyons, Le Diable au corps, le livre. Le roman de Raymond Radiguet.
C'était une religieuse peu commune. Elle voulait Le Goût du péché, je ne l'avais pas. Je lui ai vendu Le Diable au corps. Elle ne connaissait pas. Dieu, que le métier de bouquiniste est un métier curieux.
© Jean-Louis Crimon