Quai de la Tournelle cet après-midi. Saint samedi pour les Chrétiens. Les Chrétiens Catholiques. Les Orthodoxes fêteront Pâques dans une semaine. Jour presque ordinaire pour le bouquiniste. Au risque de se faire sonner les cloches. Demain. Respect de la tradition oblige. Les cloches ne reviennent que demain. Pas très chaud. Ciel gris. Un peu de pluie. Vent froid. Cette année, c'est bizarre, avril traîne une étrange mélancolie d'automne. Quai monotone. Ensoleillé un instant par une mariée en robe rouge. Une Chinoise au bras d'un faux mari, pour une séance de photos sur fond de Notre-Dame. Rituel courant à la Tournelle, dès le retour du printemps. Vendu deux Poche. Une édition américaine de John Updike Of the farm, qualifiée, à l'époque, d' Updike's finest novel, par The Washington Post . Un Garnier Flammarion, regroupant plusieurs textes de Diderot, dont la célèbre Lettre sur les aveugles. Gagné 10 euros. Pas de quoi faire des heureux.
J'étais sur le quai, quai de la Tournelle, la Seine en contrebas. Je contemplais distraitement les allers et retours des bateaux-mouches et j'avais le tournis. J'étais à Paris, mais j'étais à Athènes. Mon corps était à Paris, mais mon esprit était à Athènes. J'avais le coeur à Athènes. J'avais le coeur en peine. Je pensais à ce citoyen grec qui, mercredi dernier, au coeur d'Athènes, s'est tiré une balle dans la tête, sous les yeux des passants. Dimitris Christoulas avait 77 ans. Il était pharmacien à la retraite. Son geste, il l'a accompagné d'une lettre. Une lettre retrouvée dans la poche de son manteau. Une lettre d'explication. Message on ne peut plus explicite :
"Le gouvernement a réduit à néant mes possibilités de survie. Je ne trouve pas d'autre solution pour en finir dignement, avant de devoir commencer à faire les poubelles pour me nourrir. Je ne veux pas laisser de dettes à mes enfants."
Cet après-midi, deux mille personnes se sont retrouvées place Syntagma, au coeur d'Athènes. Beaucoup d'émotion. La BCE n'était pas représentée. L'Union européenne non plus. Mercredi dernier déjà, dans la soirée, un millier de personnes, la plupart anonymes, s'étaient recueillies autour de l'arbre où le vieux pharmacien a choisi la mort plutôt que le déshonneur. Geste éminemment politique. Tous s'accordent à le dire : cet homme-là n'était pas fou. Il avait toute sa raison. Il a simplement décidé de se donner la mort pour affirmer qu'une autre vie est possible. Il s'est donné la mort sur cette place Syntagma où il manifestait avec les indignés, il y a quelques semaines à peine.
Angela Merkel, Nicolas Sarkozy, dormez tranquilles. A ce qu'on dit, vous avez sauvé la Grèce. Seul problème : en la sauvant comme vous avez choisi de la sauver, vous avez condamné à mort la moitié du peuple grec. Vous ne pouvez pas l'ignorer. Vous ne pouvez plus l'ignorer.
Le suicide de Dimitris Christoulas, c'est la mort de Socrate, c'est le suicide de Jan Palach qui nous reviennent en écho. Ne faites pas la sourde oreille. Dans sa lettre, le vieux pharmacien, c'est sa fille qui l'a dit, a aussi écrit :
"Je pense qu'un jour les jeunes sans avenir prendront les armes et qu'ils pendront les traîtres sur la place Syntagma, comme les Italiens ont fait avec Mussolini, en 1945, place Peretto, à Milano."
L'avertissement est sans frais. Sans frais, ça ne devrait pas déplaire aux banquiers et aux financiers. Réflexion faite, Angela et Nicolas, à votre place, je ne dormirai pas tranquille. Ce n'est pas agréable d'avoir du sang sur les mains. Ce n'est pas agréable de se retrouver, indirectement, dans la peau de l'assassin. Une Europe qui sauve les Banques et les Banquiers, devrait aussi, retraités ou pas, sauver les pharmaciens. Sauver tous les citoyens. Oui, vraiment, une Europe comme ça, ce serait bien.
Une Europe comme ça, on en penserait que du bien.