Son jour, c'est plutôt le dimanche. Son heure, après dix-huit heures. Souvent avant la fermeture. Elle arrive comme par surprise. S'arrête toujours à hauteur de la troisième boîte, celle où j'ai rassemblé les auteurs du dix-neuvième. Parfois, elle fait mine de s'intéresser à un ouvrage en particulier. Le feuillette ardemment. Le repose. Le reprend. N'en demande jamais le prix. Sourit si vous croisez son regard. Son regard, c'est beaucoup dire : elle le cache derrière de larges lunettes noires. Je n'ai jamais vu la couleur de ses yeux. Juste eu droit, deux ou trois fois, au son de sa voix. A chaque fois, elle se dit "pressée". Elle va au cinéma. Vers Saint-Michel. Rue Saint-André-des-Arts ? Je ne sais pas. Elle ne le dit pas. Elle entretient son mystère. M'a acheté, juste une fois, un livre des années soixante sur Paris, avec de belles illustrations. Pour son frère. Un cadeau d'anniversaire, a-t-elle précisé ce jour-là. C'était fin mai, début juin.
La dernière fois, il y a bien trois semaines, j'ai osé lui demander si le cadeau avait plu. Elle m'a répondu qu'elle n'en savait rien. Que son frère n'avait rien dit. J'en ai déduit qu'ils n'habitaient pas la même ville, qu'elle avait dû lui envoyer par la Poste et que le frère -le goujat- n'avait même pas cru bon de remercier sa soeur pour sa délicate attention. Mais au fond, je n'en sais rien, elle ne m'a rien dit. C'est une femme étrange. Pas une étrangère. Elle semble très Parisienne. Elle porte, l'été, une longue robe légère et colorée. Elle a les cheveux bruns et longs. Doit être assez grande puisque je ne lui connais que des chaussures plates, sans talons. Elle est toujours seule.
La dernière fois, je n'ai pas compris pourquoi, elle est venue directement vers moi. Ou c'est moi qui, me retournant brusquement, l'ai aperçue et inconsciemment ai marché dans sa direction. Je l'ai reconnue d'emblée. Elle a souri. Moi aussi. Ai-je tendu la joue ? Ou bien c'est elle qui est venue vers moi ? En tout cas, elle m'a fait la bise. A redit "je n'ai pas le temps, je suis en retard, je vais au cinéma !"
Elle a ajouté - je me demande bien pourquoi- " la prochaine fois, je vous emmène ! " J'ai raconté l'histoire à Julien, mon voisin. Il ne m'a pas cru. Même s'il trouve que je raconte bien. Cruel, comme souvent, il m'a dit " à mon avis, tu te fais ... un film ! "
C'est vrai que l'été s'en va à grands pas. Que déjà le ciel frissonne. Que c'est déjà bientôt l'automne. Et que la belle personne ne passe plus le dimanche soir, quai de la Tournelle.