- Mais monsieur, si je comprends bien, tous ces livres, ils ont déjà été lus !
- Oui, madame, ce sont des livres d'occasion.
- Mais ça ne me plaît pas du tout !
- Ah bon, pourquoi donc madame ?
- Je ne supporte pas qu'un livre ait pu être lu par quelqu'un d'autre avant moi !
Et l'alerte septuagénaire de claquer du talon comme pour mieux ponctuer son effet. Avant de tourner le dos à mes quatres boîtes vertes pour remonter, d'un pas décidé, le quai de la Tournelle vers le quai de Montebello, puis vers Saint-Michel. Incroyable aplomb. Étonnante personne qu'un livre "déjà lu avant elle" étonne ou scandalise à ce point. Pourtant la poésie de ces livres déjà lus, lus et relus, passés de mains en mains, parfois annotés au crayon de bois, discrètement, parfois dédicacés ou dédiés, non pas par l'auteur, mais par l'acheteur, comme ce Grand Meaulnes de l'année 36 : "À Juliette, de la part de Georges, en souvenir de notre rencontre", recèle une infinie tendresse. Une beauté désuète. Touchante. Émouvante. Comme si le livre prenait de la valeur à chaque nouvelle lecture. Comme un supplément d'âme. À chaque âme nouvelle touchée.
Dans ma bibliothèque, c'est curieux, je n'ai que des livres qui ont été lus avant moi. Ce qui ne me pose aucun problème. Au contraire, j'en suis presque fier.
Le ciel, tout enroulé dans sa couette de nuages, est au bord de la pluie. La conversation avec la dame qui a horreur des livres "déjà lus avant elle" m'a rendu l'âme chagrine. Ça y est, voilà la pluie qui bruine. Je ferme. Les bouquins n'aiment pas la pluie. Le bouquiniste pas davantage.