Quai de la Tournelle, cet après-midi, j'ai dans les mains I remember de Joe Brainard. Brainard est l'inspirateur de Perec. C'est Joe Brainard, le premier, qui invente cette conjugaison de souvenirs insolites ou insolents. Joe Brainard, plasticien Américain, né en 1941, dans l'Arkansas, s'installe à New-York, au début des années soixante. Il publie ses premiers I Remember en 1970. Il récidive deux ans plus tard avec I Remember More. Pour publier, en 1973, un troisième recueil, au titre sans ambiguité, More I Remember More.
Quand, en 1978, parait le Je me souviens de Georges Perec, ils sont peu nombreux à souligner que Perec n'est pas le premier à avoir recours à ce procédé littéraire particulier. Cette façon inattendue de convoquer et de conjuguer des souvenirs, façon basée sur la répétition fascinante et lancinante, du I remember. Pourtant Perec a, d'entrée, cité ses sources et acquitté les droits d'auteur :"Le titre, la forme, et dans une certaine mesure, l'esprit de ces textes s'inspirent des I remember de Joe Brainard."
Prenant, un jour des années quatre-vingt, le contre-pied de Perec, je me mis à écrire, non pas des "Je me souviens", trop nostalgiques ou passéistes à mon goût d'alors, mais plutôt, - engagement sublime - des "Je n'oublierai jamais". Recueil de promesses à moi-même, au temps de mes 10 ans. Instants de vie fixés avec des mots, à défaut d'appareil photo.
Récemment, me sont revenus en mémoire quelques uns de mes préférés :
Je n'oublierai jamais la chanson du vent dans les feuilles des grands peupliers de la prairie d'en face.
Je n'oubliera jamais les branches des saules pleureurs qui dessinent l'eau de la rivière.
Je n'oublierai jamais ce moment bizarre du soir quand la lumière indique le retour des beaux jours.
Je n'oublierai jamais la douceur de la pluie, les soirs d'été, quand mon père dit : la terre a soif.
J'ai trouvé ça très beau. Les mots. Le principe. Le rythme. Je me suis mis à en écrire de nouveaux. Moins poétiques. Plus politiques.
Je n'oublierai jamais le soir du 10 mai. Le soir du 10 mai 81. Je n'oublierai jamais mon papier écrit à la hâte pour le journal du lendemain. Petit journaliste qui entre dans l'Histoire à l'improviste. Je n'oublierai jamais les mots des deux lignes de la fin. Ces mots que je voulais tendres et follement romantiques.
"Le peuple remonte la rue de la République. Symbolique supplique. Ce soir, on l'a dit, elle n'est plus en "Sens Interdit". Des slogans en forme d'espoir débordent le trottoir. Il fait étrangement doux ce soir."
Couché tard, levé tôt, je rêve d'écrire bientôt : je n'oublierai jamais le soir du 6 mai. Le soir du 6 mai 2012. Pour les uns, soir de blues. Pour la plupart, soir de victoire. Soir d'une nouvelle Histoire. Soir d'un petit grand soir. Histoire de ne pas laisser croire que l'avenir est sans espoir.