Suite des propos du samedi par André Billy. Le Figaro Littéraire. Semaine du 2 au 8 janvier 1964.
"Elle avait quatre-vingt-trois ans. Sa soeur continuait d'exploiter la pension pour chiens créée par son mari. Mrs Vockins servit le sherry et des biscuits. Chose curieuse, Mrs Postings, qui le savait pourtant depuis dix ans, semblait avoir oublié qu'Apollinaire était un poéte célèbre, qu'une rue de Paris portait son nom, qu'un monument avait été élevé à sa mémoire dans un square, qu'on avait fait un cours sur lui en Sorbonne. Elle paraissait déconcertée.
"Essayez de comprendre combien tout cela est étrange pour moi, dit-elle. Je savais que Kostro écrivait dans sa chambre, chez la comtesse, mais je n'avais pas la moindre idée de ce qu'il écrivait. Je n'ai plus rien su de lui après que lui et moi eûmes quitté Londres en 1904. Il était tellement pressant que j'avais dit à ma mère de ne pas me faire suivre ses lettres s'il m'en écrivait. J'ai trouvé une situation en Californie. A vingt-sept ans, j'ai épousé M. Postings et notre vie conjugale a duré vingt-cinq ans, jusqu'à sa mort. Après j'ai été gouvernante chez M. et Mrs Jackson, à Santa Barbara, pendant un autre quart de siècle. J'avais complétement oublié le peu de français que j'avais su. Je n'ai pas été capable de lire les poèmes que M. Breuing m'a envoyé et ne peux vraiment pas comprendre ce qu'ont à voir avec moi toutes les choses que vous me racontez. Surtout que j'étais alors une petite oie blanche d'Anglaise bien ignorante et bien plus jeune que mes vingt ans. Je n'ai vraiment pas été chic avec Kostro." Elle remarqua, comme pour s'excuser que, si elle l'avait été, il n'aurait pas écrit ces beaux poèmes, ce qui n'est pas tout à fait exact. Il aurait souffert aussi pour Marie Laurencin et, s'il n'avait pas souffert pour Marie, il aurait souffert pour d'autres. "Que pouvais-je faire, continua-t-elle. Kostro ne pouvait pas vraiment me faire la cour en paroles puisque je savais très peu de français et lui très peu d'anglais. Et ce n'est pas moi qui lui aurait permis autre chose. On m'avait fait la leçon à la maison avant mon départ. Ma soeur et moi avions reçu l'éducation la plus stricte. Mon père était d'une telle rigueur qu'il s'en rendait compte et s'appelait lui-même l'archevêque de Canterbury. Je ne crois pas que l'on ait su dans ma famille qu'il y aurait un jeune homme chez la comtesse. Kostro était si exalté que je refusais de reser seule avec lui, mais parfois la comtesse nous ordonnait d'aller nous promener ensemble; elle ne se doutait pas de ce qu'elle faisait; elle croyait Kostro amoureux d'elle; elle était persuadée que tout le monde l'était. L'attitude de Kostro à mon égard me faisait peur, il lui arrivait de me conduire dans un sentier dangereux et il me menaçait, si je refusais de l'épouser, de se jeter dans un précipice. Il me disait: "Tout homme tue l'être qu'il aime."
Annie, qui n'a probablement pas lu Oscar Wilde, est incapable de nous dire, mais c'est probable, si Guillaume lui a cité les vers fameux de La Geôle de Reading:
Et tous les hommes tuent l'être qu'ils aiment.
Que tous entendent ces paroles.
Certains le font d'un regard cruel,
D'autres le font d'un mot flatteur;
L'homme lâche le fait avec un baiser;
Et l'homme brave avec une épée.
SUIVRA.