Souvent le matin, quand il part, il dit : Je m'en vais chercher le soir. J'aime la phrase. La musique de la phrase. Elle est belle. Belle comme une phrase d'écrivain ou de poète, s'il avait pour écrire autre chose qu'une bêche ou un râteau. S'en aller chercher le soir, comme si on pouvait vraiment s'en aller au devant de lui, le soir. Comme s'il existait déjà quelque part, le soir, sans qu'on le sache et qu'on soit simplement sûr d'une chose : il faut se mettre en route pour marcher à sa rencontre.
C'est pour ça que chaque matin, très tôt, il se lève quand tout le monde dort encore dans la maison. Pour s'en aller au devant de lui, le soir. Pour ne pas le manquer. Car il faut marcher longtemps. Très longtemps, avant de le rencontrer, le soir. Alors, on lui tend la main, au soir, et on lui souhaite Bonsoir au soir, et on le ramène à la maison. Pour passer la soirée avec lui. Pour lui offrir un bon endroit pour la nuit, et lui souhaiter Bonne nuit au soir. Avant ça, bien sûr, à notre table, on l'inviterait à s'asseoir, le soir. Pour dîner avec lui. Pour une fois, on ne souperait pas en silence. On le ferait parler de sa journée à lui, le soir, et on lui parlerait de la nôtre aussi.
Je m'en vais chercher le soir. Il n'existe pas de plus belle phrase pour moi. Pour nous. Pour nous, les enfants des pauvres. Des pauvres hommes pauvres de la rue d'en bas. Qui sommes sur terre simplement pour ça. Pour se lever tôt chaque matin, très tôt, et se mettre en route, et s'en aller au-devant de lui, s'en aller chercher le soir. Jusqu'au dernier soir.
Ce soir-là, ce n'est plus nous qui le ramenons, le soir. Mais c'est lui qui nous emporte. Ce soir-là, c'est lui, le soir, qui nous dit Bonsoir ! Au soir de notre vie, c'est commme ça, lui, le soir, est toujours en vie. Le lendemain matin, un autre humain se lèvera et dira sans doute, sans vraiment savoir pourquoi : Je m'en vais chercher le soir. Alors, même nous morts, la vie pourra continuer. Sans cesse et sans fin. La vie, toujours en vie. Le soir, chaque soir, fidèle à sa vie de soir. Jusqu'à la fin des temps qui ne pourra être que la fin des soirs.
Rue du Pré aux chevaux. Le Castor Astral. 2004.