Ma mésaventure de la gare d'Amiens m'a traumatisé. Amiens, ma ville, ma ville de départ. Dans tous les sens du terme. Ville de ma sixième au Petit Séminaire. Ville de ma licence de philosophie. Ville de mes années de professorat de philosophie. Ville de mes premiers articles de journaliste. Ville de mes premiers micros à la Radio.
Ma mésaventure de la gare me reste sur le coeur. La SNCF m'a tué. A tué en moi tout désir. Je suis mort. Mort et enterré. Enterré vivant. Plus de photos. Plus de mots. Plus d'idées. Plus de révolte. Plus de talent. Plus d'envie. Plus de désir. Plus qu'à mourir.
J'ai décidé d'arrêter. J'arrête. J'ai compris. Orwell avait raison. 1984 est derrière nous depuis longtemps dans le fleuve du temps, mais 1984 est plus que jamais notre présent. Notre destin. Nous n'avons pas d'autre avenir. J'ai compris. J'accepte. Je renonce.
J'arrête.
La photo, mes photos. Atteinte à la vie privée. J'arrête.
Mon sourire aux gens que je croise dans la rue. Atteinte à la vie privée. J'arrête.
Mon bonjour aux gens qui passent sur le même trottoir que moi. Atteinte à la vie privée. J'arrête.
Mes mots. Mes idées. Mes livres, mes romans. Atteinte à la vie privée. J'arrête.
J'avais, dans un roman, repris des mots de la vie de tous les jours, des paroles entendues dans le bus ou dans le métro, dans la rue. Atteinte à la vie privée. J'arrête. Je ne publie plus.
Mon blog. Les paroles que j'y rapporte. Les conversations. Atteinte à la vie privée. J'arrête. J'ai compris. Faut protéger autrui.
Ma liberté à moi, ma vie à moi, mon tempérament de rebelle et d'artiste, on en fait quoi ? T'occupe, on s'en occupe. D'accord, faut que je me fonde dans la masse. Faut qu'on me noie dans la nasse. Faut qu'on me broie, qu'on me casse.
J'accepte. Je suis mûr pour l'embrigadement.
J'arrête. J'arrête tout.
Désormais je m'enfonce dans le silence.
J'arrête. Je vous laisse. Je vous quitte.
Les caméras à chaque carrefour dans les villes. Atteinte à ma vie privée ? Non, c'est pour ma sécurité.
Les caméras sur les quais du métro ou du RER, cogestion RATP/SNCF. Atteinte à ma vie privée ? Non, c'est pour ma sécurité.
Mon téléphone portable grâce auquel la police me localise dès qu'elle le souhaite. Atteinte à ma vie privée ? Non, c'est pour ma sécurité.
J'arrête.
J'accepte de boire la ciguë. Qu'on m'apporte le poison. Je suis coupable. J'avoue : je suis coupable. Coupable de ne pas croire aux dieux de la Cité. Coupable de ne pas croire aux valeurs de mon temps. Coupable de ne pas croire aux lois de mon temps.
A mort, l'artiste. A mort, le libre penseur. A mort, le philosophe. A mort, l'empêcheur de ronronner en rond. A mort, le non conforme. A mort, le rebelle. Nos libertés se font la belle.
Qu'on apporte la ciguë. Je la boirai demain. Demain, 1er avril. La ciguë, poison d'avril !
La ciguë, boisson d'avril !
Non, je ne la boierai pas : la ciguë, .... poisson d'avril !
Désolé de vous décevoir ou de vous avoir déçu : quand la loi est illégale, il faut la combattre. Le droit, quand il n'est que le droit de quelques uns, n'est pas le droit, c'est l'injustice. L'injustice se combat. Comme la bêtise. Les ânes au pouvoir, ça me fait braire. L'heure n'est pas à pleurer. L'heure est à la révolte. C'est le temps du refus. C'est l'heure de dire " non, ça suffit". Inventons une autre démocratie. Une vraie démocratie.
Pour la ciguë, vous m'aviez cru ? Vous avez tort. C'est mal me connaître. C'est pas demain la veille que je vais mettre ma révolte en sommeil. Je ne renonce pas. Je ne renonce jamais.
Pendant des années, on m'a buriné "ta liberté s'arrête où commence celle des autres". Aujourd'hui, j'affirme, haut et fort : la réciproque est également vraie, ma liberté commence ou s'arrête celles des autres. Encore faut-il que celle des autres ne soit pas sans limites.
J'arrête.
Mais non, je n'arrête pas. Je n'arrête plus.
Le combat continue.
Qu'importe les déconvenues.
La liberté n'est pas née dans les nues.
La liberté, ça commence au coin de la rue.