- Monsieur, ce livre m'intéresse, mais le prix ne me convient pas.
- Oui, monsieur. Basse Bretagne, André Dupouy, Editions Arthaud, 1952, in-8 broché, 249 pages. Couverture en couleurs signée Mathurin Méheut. Ouvrage orné de 224 héliogravures. Carte dépliante à l'intérieur. Collection "Les Beaux Pays". En très bon état pour un livre bientôt sexagénaire...
Moue sceptique de l'homme qui doit bien avoir le même âge que le livre. Une respiration et il se lance dans l'opération de prédilection du lecteur acheteur qui ne veut pas payer le prix affiché:
- Il n'est plus dans sa toute première fraîcheur ...
- Monsieur, voyons, c'est un livre d'occasion. Compte-tenu de son âge, je pense qu'il est en très bon état. Certes, le dos légérement frotté, mais c'est la patine ou l'oeuvre du temps...
La moue fait sa mue: elle devient grimace. L'homme remet le livre en place. Fait mine de s'éloigner. Grand classique. Puis revient sur ses pas. Prend à nouveau le livre en mains. L'ouvre. Le referme. Inspection générale. Première de couv'. Quatrième de couv'. Pages intérieures ouvertes au hasard, feuilletées délicatement. L'homme approche le livre de son nez. Le respire. Le déplace vers son oreille gauche. Il écoute la musique des pages qu'il fait défiler entre les doigts de sa main droite. Une véritable auscultation. Bientôt le diagnostic...
- Il n'est plus dans sa toute première fraîcheur !
Il remet ça, le bougre. Il insiste. S'il persiste dans sa basse besogne, il ne va pas l'avoir sa Basse Bretagne. Ou alors, je vais lui faire payer le prix. Un prix... en plus du prix qu'il voudra bien payer..
- Monsieur, vous me parleriez de la fraîcheur d'une boisson, de la fraîcheur des soirs d'automne, ou bien de cette fraîcheur qui désigne ce qui est légèrement et même agréablement froid, je comprendrai. Mais, vraiment, reprocher à cet ouvrage qui vient de fêter ses 59 ans, son manque de fraîcheur, ne le prenez pas mal, mais ça me semble indécent. Le texte a gardé toute sa fraîcheur, soyez en sûr. Et regardez la qualité de ces héliogravures, ça n'a pas bougé.
- Oui, mais le prix, lui, peut-être, il peut bouger ...
- 25 euros, c'est trop ?
- Oui, ça ne me convient pas !
- 20 euros, ce serait mieux ?
- Pas vraiment...
- 18 alors ?
- 15 euros !
- Vous n'y pensez pas ! à ce prix-là, je le garde...
- 15 euros, et vous faites un heureux !
- Je comprends, monsieur. En fait, ce que vous voulez, c'est écraser le prix. Je veux bien faire un geste. Si le livre vous intéresse, au fond, vous méritez de le lire. Allez, prenez-le. Emportez-le. Mais ne dîtes plus ce genre de choses... "Plus dans sa toute première fraîcheur" ! s'il vous a entendu, ça ne doit pas lui plaire au livre que vous voulez faire "votre livre".
- Que voulez-vous dire ?
- Que le livre est vivant, monsieur, comme vous et moi. Qu'il peut se vexer. Se fâcher. Vous jouer des mauvais tours. Pour se venger de l'humilation que vous lui avez infligée...
L'acheteur semble perplexe. Il me tend son billet de vingt euros...
- Vous voulez vraiment votre monnaie ou on en reste là ?
- On a dit 15 euros...
- Tenez, 5 euros, qui font 20 ... et n'en parlons plus, mais je vous aurai prévenu...
L'homme s'en va, sa Basse Bretagne sous le bras. Moi je marmonne "plus dans sa toute première fraîcheur", "plus dans sa toute première fraîcheur" et la phrase TGV me traverse la tête: comment peut-on dire ça d'un livre et ne pas imaginer que le livre pourrait le penser d'un lecteur ?
Plus dans sa toute première fraîcheur.