Elle est venue du quai aux Fleurs de la rive droite promener ses 88 ans rive gauche. Elle a poussé jusqu'à la Tournelle. La première fois où on s'est vus, en mai de l'an dernier, je m'en souviens très bien, elle m'avait parlé de son métier de photographe et du temps de l'argentique, tout en me montrant un petit numérique extra-plat dont elle venait de faire l'acquisition. "La photo, vous savez, c'est une histoire de cadrage. Aujourd'hui, tout le monde fait de la photo, mais les vrais photographes sont rares. La plupart, ils ne savent pas cadrer. Vous, ça se voit, vous avez le sens du cadre !" Et puis Geneviève, -c'est son prénom- m'avait complimenté pour les nuances de gris, bien mises en évidence sur les tirages que j'expose.
Cette fois-ci, on a évoqué l'un de ses illustres voisins du siècle dernier. Jankélévitch. Vladimir Jankélévitch. Le philosophe. Le musicologue. Le musicien. Le génial inventeur du Je-ne-sais-quoi et du presque-rien. Notions philosophiques impensables autrement que par lui. L'auteur aussi de L'Aventure, l'Ennui, le Sérieux. Le philosophe du " temps", fasciné par "l'instant", l'instant pris, ou plutôt surpris, sur le fait, entre le "pas encore" et le "jamais plus". Elle se souvient très bien, Geneviève, de l'être humain adorable qu'a été Vladimir Jankélévitch et ses yeux en pétillent encore d'émotion: il m'invitait pour le thé, il jouait du piano, il recevait, en simplicité.
Une autre des grandes passions de Geneviève, c'est Rimbaud. Arthur Rimbaud. Elle me montre une photo de lui dans la mémoire numérique de son extra-plat. Elle rit et elle dit "il est là, en photo, on s'quitte pas, je l'emmène en vacances avec moi".
Le quai, c'est comme ça. C'est plein de gens étonnants et souvent vraiment "extra-ordinaires". Faut juste avoir la chance de les croiser. Juste savoir aussi les reconnaître. Savoir leur parler. C'est à dire d'abord savoir les écouter.
La dernière phrase de Geneviève avant qu'on se quitte concerne le troisième homme important de sa vie: son père. "Comme disait mon père, le respect s'perd ! Il était marrant, mon père ! "
© Jean-Louis Crimon