Plusieurs jours, plusieurs semaines peut-être, que je prends plaisir à retrouver, à la radio, chaque matin, l'auteur génial de Fenêtres. Peu avant dix heures, c'est un vrai délice que la voix de J.-B. Pontalis. Coauteur du célèbre Vocabulaire de la psychanalyse. Ce matin, l'homme racontait ses débuts à la radio. "N'en déplaise à l'heure matinale, Tango nocturne ! " Il était "speaker" et annonceur des programmes musicaux de la radio d'après-guerre. Mais l'impertinence du speaker matinal a fortement déplu. Ce fut, ce matin-là, la fin de la carrière radiophonique de Jean-Bertrand Pontalis. Celui qui ne savait pas encore qu'il écrirait un jour Fenêtres venait de décider de prendre la porte.
Du coup, passé le flash de dix heures, je me suis mis en quête de retrouver mon exemplaire de Fenêtres. Un petit Gallimard d'à peine 200 pages. Un modèle de textes courts. Classé je ne sais où dans cet appartement de 45 m2 transformé en véritable boîte de bouquiniste. Où même le lit semble un bateau en perdition au milieu d'un océan de livres. Par chance, j'ai parié pour le bon endroit. La bonne étagère. Le bon rayon. Entre L'Engrenage de Sartre (Nagel, 1948, Ex. N° 495/500) et Hygiène des Lettres d'Etiemble, j'ai trouvé Pontalis. Pontalis qui a été l'élève de Sartre.
La fenêtre, page 15 et 16, est un amour de texte. Je le relis pour vous. Je le relis avec vous.
"Mon fauteuil d'analyste près de la fenêtre : feuillage de l'arbre, chant des oiseaux. La table où j'écris: toujours au bord d'une fenêtre; dans la maison de l'été, elle s'ouvre sur la lande, un petit bois et au loin de la mer. Il arrive qu'une hirondelle vive et affolée me fasse une visite et volette un moment dans la pièce.
Contraste avec l'apppartement de mon enfance : la fenêtre, face à mon bureau d'écolier, donnait sur le mur d'un garage désaffecté.
En avion, obtenir le siège près du hublot; dans le train, le coin fenêtre. Regret que dans les trains d'aujourd'hui, il ne soit plus possible de rabattre les grandes fenêtres du couloir longeant les compartiments, de se pencher malgré l'interdiction en trois langues, quitte à attraper des escarbilles.
Détestables, ces chambres d'hôtel climatisées avec leurs vitres inamovibles. Plaisir de rouler en voiture décapotée sur de petites routes de campagne. Là, pas d'enfermement dans l' "habitacle", mais l'air libre, le vent, quelques gouttes de pluie, je suis dehors et dedans, dans un champ et sur mon siège.
Les fenêtres des peintres : Vermeer, Friedrich, Bonnard - surtout Bonnard. Des femmes à la fenêtre, le regard tourné vers le jardin tout proche ou vers les lointains, le ciel, l'invisible, à moins que ce ne soit sur le vide. Des représentations d'hommes à la fenêtre, sans doute y en a-t-il, je ne m'en souviens pas, ou alors ils tiennent sur un balcon d'où ils peuvent surplomber la ville. Les hommes ignoreraient-ils le désir d'autre chose ?
Je pourrais retracer les étapes de ma vie comme une succession de fenêtres qui s'ouvrent : les sorties hors de notre quartier et loin de la famille avec les camarades, l'apprentissage des langues étrangères, la classe de philosophie, mes premiers voyages hors frontières, mes amours (pas toutes...), mes lectures et relectures, mon analyse sur le divan, mes analyses dans le fauteuil.
Paradoxe : j'insiste pour que les portes, elles, soient fermées : chaque pièce doit avoir son usage propre, bien délimité.
Ma "topique" subjective est à la fois celle des fenêtres ouvertes et de la chambre à soi."
Fenêtre. Feu naître. Là où le feu va naître. Fenêtre. Ou bien Feu... naître. Mort né. Mort pour naître. Naître pour mourir. Mourir pour naître. Naître à nouveau. Etre mort pour naître encore. Meurt le jour devant la nuit. Pour renaître jour dès le lendemain matin. Quand la nuit s'efface. Fenêtres. Beau titre. Beau livre. Belles ouvertures.
Fenêtres qui me donnent envie, soudain, de me remémorer toutes les fenêtres de ma vie. A commencer par la première dont je me souvienne vraiment. Ma première fenêtre : la fenêtre de la chambre de la maison de Contay. Celle qui prenait si bien le gel, l'hiver, et qui dessinait d'incroyables fougères sur la vitre glacée. Il n'y avait pas de chauffage dans la chambre où nous dormions, nous les enfants. Moi, je trouvais ça superbe. Je relevais le vieux pardessus allemand qui me servait de couette pour aller du bout de l'index redessiner, la nuit de pleine lune, les fleurs de glace. Fenêtre disjointe où le vent du nord sifflait d'incroyables nocturnes. Fenêtre bancale où le vieux hibou adorait faire escale. Fenêtre que ma mère détestait. Parce que les nuits de tempête, elle s'ouvrait souvent toute seule. Qu'il fallait se lever, en pleine nuit, pour la refermer. Une nuit de colère noire, ma mère s'était exclamée:"Maudite fenêtre, je vais te jeter par la fenêtre !"
J'avais 7 ans et j'avais trouvé ça superbe.