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14 avril 2012 6 14 /04 /avril /2012 12:56

CH'pap 

 

 

M'est arrivé de relire ces jours-ci quelques uns des articles publiés en 1979. Mes premiers papiers. C'était au Courrier Picard.  J'avais été engagé le 1er juillet. Pour deux mois. Ils m'ont gardé trois ans. Devaient être contents de mes deux mois. Deux mois à un rythme soutenu. Pratiquement un papier par jour.

2012 moins 1979 = 33. 1979, j'avais 30 ans. 1979, l'année de mes 30 ans. 30 +33 = 63. 63 ans, l'âge que j'aurai en août prochain. Je n'ai pas vu passer ces 33 années. Dans ma tête, j'ai toujours 30 ans. Dans mon coeur aussi. Dommage que le corps n'ait pas suivi. C'est toujours le corps qui trahit.

C'était ma première critique de théâtre. Je ne savais pas. Je ne savais pas comment pouvait s'écrire une critique de théâtre. J'écrivais à l'intuition. Au feeling. Je n'avais aucune technique. Je n'ai pas fait d'Ecole. D'Ecole de Journalisme. J'ai appris sur le tas. Je venais de quitter le professorat de philosophie pour le journalisme. Le jour où il m'a engagé, un jour de la fin juin, le Rédacteur en chef m'avait juste demandé : vous savez écrire ? J'avais répondu "oui, comme un prof de philo, mais peut-être pas comme un journaliste." Ajoutant " Je ne demande qu'à apprendre".

 

TITRE : Un Godot peut en cacher un autre

SOUS-TITRE : A bord de la péniche-théâtre, on joue la pièce de Samuel Beckett  "En attendant Godot".

 

ACCROCHE : Godot dans la gadoue. Une tranche de vie entre deux rectangles de boue, à vous redonner le goût d'un certain théâtre. Pour ne plus être les éternels asssis. Pour nous lever et nous laver de notre glaise quotidienne et être aussi ces hommes de boue, debout.

 

PAPIER : A bord de cette péniche-théâtre, Farré et ses complices glissent sans fin dans une glaise qui n'est pas feinte. Spectacle qui vous colle littéralement à la tête et à la peau. Spectacle qui éclabousse, pas seulement ce qu'il nous reste de cervelle, mais aussi les involontaires acteurs des premiers rangs, régulièrement aspergés de païennes bénédictions.

En attendant, Godot, on l'attend toujours. Etrange aventure que celle de cette pièce de Samuel Beckett. D'abord, on la boude, ensuite on l'acclame. Paris, Londres, New-York, de 1953 à 1956, vont en faire un "classique. Mais aujourd'hui, le tragique et l'absurde de l'attente de ces deux clochards, mis en scène avec sérieux et dignité pendant très longtemps, est ici, proprement traîné dans la boue. Et c'est pas dommage.

 

INTER-TITRE : Farré effarant

 

La mise en scène de Mireille Larroche est un pavé superbe dans la mare du tragique en redingote. A l'intérieur de cette péniche où les spectateurs se font face, quatre hommes s'enlisent dans un décor où la frontière entre tragique et comique n'a plus place.

Une démystification salutaire où la mise en scène est mise en vie. Car Estragon et Vladimir (Farré et Kopf), sont. Ils sont. Ils ne jouent plus. Ils sont vraiment. Ils pataugent dans ce décor de glaise ou de boue comme dans l'existence : l'homme a difficilement prise. Il glisse, tombe, mais se relève. Comme si ce qui se dérobe sous ses pas pouvait être inlassablement repris. Faut s'accrocher, comme on dit. Dans tous les sens.

Contre toute attente, on n'en finira sans doute jamais de l'attendre ce mystérieux Godin... pardon... Godet... je veux dire Godot. Car Godot ne viendra pas ce soir. Même si l'on sait bien que dans le texte même de la pièce de Beckett, Godot ne doit pas venir, on se laisse facilement prendre au piège tendu par ces deux clochards. Si Godot est celui qui ne vient pas et qu'on attend quand même, on se prend à rêver : "Et si Godot venait ?"

C'est peut-être la force de cette musique (de Robert Wood), qui ponctue et rythme le texte, qui cesse alors d'être un texte pour devenir paroles. Et si un jour on chantait Godot ?

 

INTER-TITRE : La conconcondition humaine

 

Théâtre de l'absurde ou absurde du théâtre, où nous sommes ceux qui attendons, ceux qui attendent. "Mais n'anticipons pas", dirait Lucky (Gérard Surugue), dans cette remarquable tirade sur "l'Ek-sistence", "telle qu'elle jaillit des récents travaux publics de... Hors du temps de l'étendue... couronnés par l'Académie d'Anthropopopométrie, de Testu et Conard... Conard... Conard...

Pozzo (Georges Dufose), se prend aussi à attendre : "Moi-même, à votre place, si j'avais rendez-vous avec un Godin... Godet... Godot... j'attendrais qu'il fasse nuit noire pour abandonner..."

Plus tard, quelqu'un viendra pourtant, non, pas Godot mais un enfant (Manuel Bleton trouve là le ton juste), comme une séquence du Petit Prince dans Beckett. Godot ne viendra pas : quelqu'un qui vient, on ne peut plus l'attendre.

Godasse, gadoue, Godot... même les sons s'enlisent -et se lisent - dans cette boue authentique. Eternelle attente de celui qui ne viendra pas. Godot a mis les bouts.

 

                                                                     Jean-Louis Crimon / Le Courrier Picard  (03/04/11/1979)

 

 

PUCE : Deux représentations de cette pièce seront données ce soir et dimanche après-midi, 16 h, à bord de la péniche-spectacle amarrée au port d'amont.

 

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